Les oratorios de Haendel : airs et duos

Espérance, vengeance et réjouissance frappent avec force dans les airs et les duos de Haendel, tantôt par le moyen d’une expressivité cantabile, tantôt par celui de la plus éclatante virtuosité. Le compositeur sait aussi suspendre le chant sur les ailes de phrases immenses qui mettent l’auditeur en apesanteur, particulièrement spectaculaires dans « Eternal source of light ». Ce chant spianato se déploie à merveille sur des textes tournés vers une lumière céleste, lorsque Théodora (« With darkness »), du fond de sa prison, aspire au repos éternel, ou lorsque la Beauté place son choix de la vertu sous la garde des anges à la fin du dernier oratorio de Haendel, The Triumph of Time & Truth

Lors d’une soirée de représentation dramatique, le spectateur éprouve, par le truchement de l’art maîtrisé du compositeur et des interprètes, les plus vives passions, distribuées avec soin par le librettiste, qui équilibre leur répartition entre les chanteurs et entre les actes. Ces chanteurs sont les vedettes des soirées au théâtre du temps de Haendel, et l’on ne prête une oreille attentive qu’au moment des arias et des quelques duos qui en constituent les pièces maîtresses. En 2 parties et 2 chanteurs – au lieu de 3 actes et 5 ou 6 protagonistes -, le contraste des émotions, la variété des types d’airs et l’alternance des voix, permettent d’éprouver en une dense miniature la large palette des moments forts d’un spectacle dramatique. Chez Haendel, ces moments vocaux sont d’autant plus intenses dans l’oratorio que dans l’opéra : l’absence de mise en scène y est compensée par une expressivité développée à l’extrême. 

L’oratorio anglais naît sous la plume de Haendel au fil des remaniements de ce qui deviendra Esther : au départ pièce de théâtre en musique (1717), l’œuvre est rejouée en 1732 dans une taverne londonienne, puis brièvement remaniée – Haendel travaille toujours très vite – pour le King’s Theater. En raison du sujet biblique, Haendel décide de faire jouer l’œuvre sans mise en scène, probablement aidé dans son choix par un veto posé par l’évêque de Londres.

Le compositeur se tourne à nouveau vers l’oratorio en 1738, après quelques déboires dans l’organisation de la saison d’opéra italien précédente, et compose coup sur coup Saul et Israel en Egypte. Ces grandes fresques tirées de livres narratifs de l’Ancien Testament favorisent le déploiement d’une action à rebondissements qui n’a rien à envier à l’opéra. Les airs et les duos sont très expressifs, en anglais, atout indiscutable auprès du public londonien qui ne perçoit pas toujours les finesses de la poésie des opéras italiens. Les ingrédients du nouveau genre sont en place, et la recette trouve un point d’équilibre au tournant des années 1740, avec la composition du Messie et le succès de Samson, créé en février 1743 par d’excellents chanteurs, qui séduisent jusqu’aux supporters de l’opéra italien. 

Haendel, dans les années qui suivent, diversifie davantage les sujets de ses oratorios. Une partie d’entre eux conserve un argument issu de l’Ancien Testament, comme SalomonSusanna, ou Joseph and his Bethren. Exactement à la même période, il tente avec Semele la composition d’un opéra anglais, sur un sujet mythologique et non pas biblique. L’opéra est représenté à la manière d’un oratorio, sans mise en scène, et le public est surpris par cette forme hybride qui n’est ni tout à fait un oratorio, ni un opera seriaHercules rencontre les mêmes difficultés : l’œuvre, titrée « opéra anglais » dans une saison de concerts en style d’oratorio, n’est donnée que deux fois, ne convainquant ni le « parti de l’opéra » qui n’y retrouve pas l’ensemble du fastueux divertissement qu’il apprécie, ni les adeptes de l’oratorio biblique, qui n’y trouvent pas l’édification spirituelle attendue. The Choice of Hercules est encore plus inclassable : cantate dramatique ramassée autour de trois personnages principaux (Hercule, Plaisir, et Vertu), elle rappelle les questions existentielles et morales de The Triumph of Time and Truth, ultime oratorio anglais de Haendel qui puise aux sources de son premier oratorio italien, pour mettre en scène Beauté, tiraillée entre les séductions rassurantes de Plaisir, et les cruautés du Temps qui sont accompagnées par la terrible et éclatante Vérité.

Que l’oratorio soit biblique ou mythologique, il reprend nombre des codes de l’opéra. Même lorsque les sujets sont sacrés, les airs sont le lieu d’expression de grandes passions humaines plus souvent que du sentiment religieux, qui prévaut toutefois dans quelques uns des plus beaux d’entre eux (Saul, « Oh Lord… » ou Theodora, « As with… »). On retrouve  dans les airs et duos issus d’oratorios toute la typologie des airs d’opéra. L’aria di vendetta, incontournable sommet de l’opéra italien, prend place aussi bien dans l’Occasional oratorio (« Fly… ») que dans Semele (« Hence…), à travers la voix de Junon, incarnation de la jalousie et du désir de vengeance, portée par l’écriture de d’un accompagnement instrumental presque martelé. L’aria di paragone, plus contemplative, offre un contraste saisissant avec celui de vendetta. Dans un moment d’introspection, Ino (« But hark ! »), la sœur de Sémélé, transportée par des zéphyrs en Arcadie, compare les mouvements harmonieux de l’âme à ceux des astres, tandis qu’Irène (« As with »), l’amie de Théodora, tisse un lien entre l’aurore et l’espérance en un Dieu de lumière, sur une mélodie qui pourrait être celle d’un chant religieux.

La voix se fait aussi exceptionnellement virtuose dans les airs d’agilité ou de bravoure, qui adoptent volontiers la forme en Da Capo si prisée à l’opéra, laquelle permet à l’interprète de reprendre la première partie de l’air à sa fin, en l’ornant à foisons. La virtuosité exprime les affects les plus vifs : la joie et la colère y trouvent un vecteur idéal. Dans Semele, Athanas se réjouit de l’amour d’Ino (« Despair ») sur des guirlandes véloces, tandis que le duo « Joys of freedom » est une réjouissance de dupes dont la musique agile et légère souligne l’ironie de la situation. Les airs dont la virtuosité est la plus stupéfiante, tel « Prophetic raptures » (Joseph and his Brethren), ont été composés pour Elisabeth Duparc, dite la Francesina, voix favorite du compositeur pour ses derniers oratorios. Elle a également créé le rôle de Semele, qui, dans « No, no I’ll take no less », exprime par la démesure vocale la démesure de passions qui la conduiront à sa perte. L’oratorio haendelien joue là le jeu de l’opéra seria, en mobilisant des passions qui excèdent la raison et permettent à la voix d’être à la mesure de ces excès.

Haendel maîtrise tout autant la composition d’airs cantabile très expressifs, qui touchent l’auditeur par la simplicité de leur ligne mélodique et non pas par leur virtuosité. La prière de David (« Oh Lord »), comme l’air d’Hercule encore enveloppé par les séductions du plaisir (« Yet, can I hear »), se déploient dans cette veine, sur un même moelleux tapis de cordes en notes répétées. Les duos que compose Haendel participent également de ce type d’expression à la fois sensuelle et épurée. Les sons se rencontrent dans des dissonances qui sonnent comme des caresses, tant dans le duo d’amour d’Esther et Assuérus que dans le celui de Théodora et Dydimus (« To thee »), qui subliment leur cachot par leurs voix et le jeu des harmonies qui expriment une double attraction, de l’un vers l’autre, et de tous deux vers la lumière.

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