Charpentier. L’humanité dans les Ténèbres

Pour le public parisien de la fin du XVIIe siècle, le Carême est un temps maigre, à table comme au concert : point de théâtre pendant 40 jours, mais des concerts spirituels vocaux et instrumentaux… où le même public que celui qui se rend aux théâtres entend les mêmes artistes, mais dans un répertoire différent. La semaine qui précède Pâques est le point culminant de ce temps de sobriété : plus de cloches ni d’orgues, mais des Leçons de Ténèbres qui mettent en musique le texte des offices de la Semaine Sainte. Le témoignage de Lecerf de la Viéville jette cependant le doute sur la nature recueillie des offices en question : 

 Quel spectacle dans le chœur ou dans le jubé d’une église que cinq ou six figures débraillées, habillées de diverses façons et véritablement comme des comédiens enfarinés jusqu’à la ceinture, tournant sans cesse la tête, prenant du tabac, riant, causant et grimaçant !  […] 

L’appétit du public pour ces moments de musique, auxquels on ne va qu’à la condition d’être « sûr que les leçons seront travaillées de la main d’un compositeur fameux », pousse à la composition de pages de musique extraordinaires, qui allient une forme de retenue à la plus grande expressivité.

Méditations pour le Carême

Les Méditations pour le Carême sont composées pour le même effectif de solistes que certaines des Leçons avec lesquelles elles on les associe volontiers : haute-contre (ténor aigu), taille (ténor grave), et basse. Il s’agit de dix courtes pièces qui mettent en scène le récit de la Passion, formant en quelque sorte un chemin de croix musical. Certains des textes sont librement élaborés, d’autres directement tirés des Évangiles (4-6), ou de l’Ancien Testament (10). Leur contexte de création n’est pas connu ; il n’est pas davantage possible de déterminer avec certitude si elles ont été envisagées comme un tout, si elles ont été pensées pour se glisser, de façon isolée, au sein d’une longue prédication de Carême, ou s’intégrer aux stations.

Charpentier fait varier les textures des voix solistes : Ecce Judas est ainsi articulé par deux ensembles qui entourent un long solo de taille, tandis que le reniement de Pierre (Cum cenasset) est presque une scène dialoguée. Il étire les lignes vocales de façon plus sensuelle qu’éthérée, densifiant le discours par des chromatismes et retards qui amènent les voix à se rencontrer en produisant des superpositions aussi douloureuses que délectables, par exemple dans la dernière phrase de Sicut pullus.

Charpentier se distingue par sa capacité à tirer un profit expressif de l’étirement des sons comme des phrases musicales. Cela saisit l’auditeur sur le « immolatus » de Tristis est, et dans Tenebrae factae sunt, où la tension enfle et décroît sans que jamais le fil ne se rompe. Le compositeur, lui-même chanteur, compose des solos pour sa propre tessiture (haute-contre), suspendus au-dessus du vide, qui font entendre à la fois l’humaine fragilité (du Christ qui en appelle au Père dans Tenebrae factae sunt) et son élévation : la voix, au début de Sola vivebat, suit une ligne ascendante qui semble littéralement aspirée vers le haut.

Leçons de Ténèbres

Charpentier compose plus de trente Leçons entre 1670 et 1692, dont il ne subsiste pas de cycle complet. Les offices pour lesquels elles sont composées se tiennent, dans les monastères, au cœur de la nuit, mais sont, dans les églises, anticipés au soir précédent. Ils sont très développés, contenant trois nocturnes, chacun constitué de 3 psaumes avec antienne, et de trois leçons suivies chacune d’un répons. Les leçons qui sont mises en musiques, tirées des lamentations de Jérémie, sont chantées dans le premier nocturne.

Les leçons qui sont mises en musiques, tirées des lamentations de Jérémie, sont chantées dans le premier nocturne. La liturgie de ténèbres est spectaculaire, tant dans sa dimension musicale que dans sa dimension visuelle : les cierges du chandelier sont éteints les uns après les autres, jusqu’à ce qu’un seul subsiste et qu’il soit caché avant de revenir illuminer.

Sa beauté rend l’office mondain, ce qui est déploré par certains commentateurs contemporains de Charpentier (« on change en divertissement ce qui n’est établi que pour produire en l’âme des chrétiens une sainte et salutaire tristesse »), mais favorise le développement du répertoire qui profite de cette exposition.

Si les Leçons composées dans les années 1680 sont très ornées, dans la droite ligne de celles de Lambert et Couperin, celles des années 1690 sont plus retenues : les fameuses lettres hébraïques ne sont plus vocalisées que sur quelques notes. Les parties confiées aux instruments, flûtes et violons notamment, sont d’une grande richesse : préludes, interludes, dialogues entre instrument et voix abondent, notamment dans la Leçon du Jeudi, et portent le discours musical autant que la voix.

La Leçon du Vendredi tire parti du trio vocal pour faire se superposer des lignes chromatiques, générant ainsi des dissonances à foisons, qui tendent la polyphonie vers chacune de leur résolution. Le contraste avec les moments où la mélodie se fige, comme sur le « in animabus », renforce encore l’effet produit par ces lignes sinueuses. « Mulieres in Sion » conjugue les deux : le chromatisme descendant est tellement ralenti, sur des notes répétées, qu’il sonne presque comme un glas, avant que le « Jerusalem » en double chœur ne pacifie la conclusion de la Leçon.

Charpentier indique dans son manuscrit la raison prosaïque pour laquelle il n’a pas achevé la mise en musique de tous les répons du Triduum pascal, interrompue après le 9ème : «  je n’ai pas achevé les autres dix-huit répons à cause du changement du bréviaire ». Le nouveau recueil de Harlay (1680) modifie et déplace les textes, et l’initiative de Charpentier demeure en suspens. Il revient cependant au genre dans les années 1690, pour des répons qui ont chacun un effectif différent. 

Tenebrae factae sunt, qui est chanté immédiatement après la Leçon du Jeudi, met en musique le même récit que la méditation H 386, cette fois pour une basse soliste. La figuration de chaque mot est saisissante, et d’une puissante efficacité rhétorique : les ténèbres dans le grave de la voix, le « Jesu » presque fragile dans l’aigu de la tessiture, les superpositions et successions de sons inouïes dans les parties instrumentales, les silences spectaculaires, les harmonies descendantes dépressives… Chaque mesure semble composée pour tirer les larmes de l’auditeur, l’émouvoir profondément et lui faire entendre, ressentir même, la souffrance de l’humanité agonisante.

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