Lagrime di san Pietro

La figure de Pierre en larmes convoque autant les toiles du Greco, de Murillo ou Velasquez, que l’œuvre que Roland de Lassus a composée durant sa dernière année d’existence (1594). Le « divin Orlande » s’est approprié 20 strophes parmi les vers que Luigi Transillo (1510-1568) a déployés à partir des quelques versets des évangiles qui racontent le triple reniement de Pierre au moment de l’arrestation de Jésus. Les madrigaux spirituels ne sont pas des pièces liturgiques, mais des œuvres polyphoniques vocales d’édification, sur des poèmes raffinés, destinées aux concerts privés aristocratiques. Lassus est précédé dans cette veine par Palestrina, Monteverdi et Marenzio, mais il est le premier à composer un ensemble aussi conséquent de 21 madrigaux conçus comme un tout. 

Les larmes de St Pierre par Greco, Ribera, Velasquez, Murillo

L’œuvre de Transillo, très long poème de plus de 900 stances, peut-être écrit pour se faire pardonner son très licencieux Vendemmiatore, date au plus tard de 1550, bien qu’il ait été publié ultérieurement, au fil de plusieurs rééditions. Il est donc trop ancien pour suivre les directives du concile de Trente qui n’est alors pas terminé, mais il a suscité un engouement pour la thématique des larmes de Pierre qui, elle, est très caractéristique de la Contre Réforme.  L’œuvre de Lassus, en revanche, a bien été composée dans une Bavière dévouée à la Réforme catholique, où circulent les écrits traduits des théologiens espagnols tant jésuites (Loyola) que dominicains (Granada) qui incitent à l’examen des consciences. Le thème des larmes de Pierre est cher aux artistes de cette Contre-Réforme pour deux raisons : d’une part la peinture du repentir qu’il met en scène permet l’identification de celui qui reçoit l’œuvre à Pierre, et plaide pour le sacrement de pénitence (confession) prôné par les catholiques et refusé par les protestants, et d’autre part le pape auquel Lassus dédie l’œuvre était qualifié d’antéchrist par Luther, mais « vrai et légitime successeur de Pierre » pour les catholiques. 

Si les poèmes contemporains de Torquato Tasso et Guarini dominent le madrigal profane, le raffinement de la poésie toscane du trecento est tout autant apprécié, soit directement via les poèmes de Pétrarque, soit sous la plume de néo-pétraquisants comme Pietro Bembo ou Luigi Transillo. Ce dernier conserve le ton de la lyrique amoureuse, la structure des strophes, le vocabulaire, les métaphores, mais transforme l’amour humain en adoration christique – le 6èmemadrigal effectue explicitement la comparaison :

Cosi talhor benchè profane cose / Siano a le sacre d’agguagliarsi indegne / Scoprir mirando altrui le voglie ascose / Suol amator, senza ch’a dir le vegne. / Chi dunque esperto sia ne l’ingegnose / Scole d’amor, a chi no’l prova insegne, / Come senza aprir bocco, o scriver note / Con gli occhi ancora favellar si puote.

De même parfois (bien que les choses profanes / Soient indignes d’être comparées aux choses sacrées), / L’amant, en regardant l’aimée, dévoile / Ses désirs cachés sans avoir à les dire. / Qui pourrait se dire expert des ingénieuses / Écoles de l’amour, à qui l’on ne parviendrait à enseigner / Comment, sans dire un mot, ni écrire une ligne, / Avec ses yeux, il peut parler encore

L’écriture musicale de Lassus est, elle aussi, similaire à celle du madrigal profane. Les madrigalismes (les moments où la musique souligne de façon très claire le sens d’un mot) les plus usuels sont largement employés, par exemple sur l’idée de fuite où les voix se sauvent à vive allure en écho (n°8 et 12), lors de l’évocation de la mort par les voix et tessitures les plus graves (n°12 et 16), sur les pleurs qui sont exprimés par des dissonances créées par la persistance d’une note de l’accord précédent sur l’accord suivant, ou encore pour faire entendre la vie et la paix éternelle, figurées par l’allongement des sections ou des durées (n°15, 16).


La musique de Lassus suit le texte vers après vers ; chaque vers est doté d’un motif musical propre, mis en perspective de manière toujours renouvellée par la polyphonie. Lassus modifie à l’occasion l’équilibre du poème et infléchit son sens en amplifiant un vers – souvent le dernier (n°8), mais il ne fait presque jamais se superposer des vers différents, et ne modifie pas la structure des strophes, à la différence de ce que font les générations suivantes dans les cours les plus modernes d’Italie. En revanche, il saisit l’occasion lorsque le poème répète un vers, répétant le motif lié et créant ainsi une structure musicale non linéaire (n°15). La musique est donc étroitement liée au sens des mots, ce qui fait dire au chef Philippe Herreweghe que l’on perd les trois quarts de l’œuvre si on l’écoute sans en comprendre le texte.  


D’autres aspects de l’œuvre lui sont particuliers, et la distinguent des œuvres similaires qui lui sont contemporaines. Sa composition en un ensemble cohérent de 21 madrigaux – on pourrait presque parler de cycle si le terme n’était anachronique – dont les modes sont ordonnés est très innovante. Il s’agit donc bien d’une unité musicale, et pas d’une juxtaposition de pièces. Le chiffre sept, symbole de l’accomplissement divin dans le Bible, est présent à la fois dans le nombre des voix et dans la structure en 3 fois 7 madrigaux. La polyphonie à 7 voix n’est pas inédite – on trouve même davantage, chez Palestrina notamment, mais elle n’est pas standard pour des madrigaux. Les trois parties sont construites autour de trois thèmes poétiques principaux : le regard du Christ, les larmes de Pierre, et le refus de l’attachement à la vie terrestre. Les yeux de Jésus, dans lesquels Pierre voit sa faute, sont largement mis en valeur par la musique : ils sont arcs et flèches (n°2), prise de conscience (n°3 et 4), miroir de vérité (n°5), paroles muettes de l’amant (n°6), condensé des sens, langue et ouïe (n°7).


 La deuxième section s’ouvre par ce que Pierre imagine que le regard du Christ lui dit, puis le motif des larmes est développé à partir du 10ème madrigal, avec de très belles métaphores. Le 14ème madrigal, qui clôt ce 2ème volet, est un madrigal de déréliction, où Pierre est assommé par la douleur. La troisième partie explore la « faute » de Pierre sous l’angle de l’attachement à la vie terrestre qui en est la cause, et qui est pour lui source de perdition. Il associe ce manque de clairvoyance à son grand âge dans les derniers madrigaux (n°18, 19), que Lassus met en musique de façon marquante : les chromatismes indirects sur la « source du salut » (n°19) attirent immanquablement l’oreille de l’auditeur.


Lassus utilise la polyphonie de manière à faire ressortir certains mots, non seulement de manière classique, en faisant chanter toutes les voix de façon simultanée (« meravigliare fe l’ombre », n°17), mais également en modifiant la texture de l’ensemble vocal. À la fin du n°19, la peur de mourir est chantée avec seulement une partie des voix, à l’intérieur d’un ambitus relativement restreint, qui s’élargit sur la négation de la vie, avec des imitations serrées qui envahissent la polyphonies, utilisent toutes les voix, et élargissent l’ambitus. Ce choix musical peut sembler paradoxal, et il est signifiant : Lassus nous fait entendre la crainte de la mort comme porteuse d’un rétrécissement de l’être, et le reniement d’une vie déchue comme porteuse de vie augmentée. La 21ème pièce est étonnante tout d’abord parce que c’est ce n’est plus Pierre qui s’exprime, mais le Christ, mais surtout parce que ses mots, qui disent sa douleur physique et morale, enfoncent encore davantage Pierre, sans une parole de relèvement ni de consolation. On peut alors se demander si ce n’est pas là encore Pierre qui continue à creuser son repentir, imaginant ce que pourraient être les paroles de condamnation du nazaréen à son égard, refusant de s’accorder lui-même la rédemption – tout comme Lassus, qui écrit dans la préface que cette œuvre est per la sua propria devotione, refuse de le faire.

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