Hymne à la joie, hymne européen

« Le difficile était de trouver des sujets d’inspiration qui pussent, comme la Bible au temps de Haendel, éveiller des émotions communes chez les peuples d’aujourd’hui. L’Europe d’aujourd’hui n’avait plus un livre commun  (…). Le seul Beethoven a laissé quelques pages d’un nouvel Évangile consolateur. » Romain Rolland, 1931

« Cet hymne sans paroles évoque, grâce au langage universel de la musique, les idéaux de liberté, de paix et de solidarité incarnés par l’Europe » : c’est ainsi que l’Union Européenne présente l’hymne européen, issu de la Neuvième symphonie de Ludwig van Beethoven. L’Ode à la joie est à l’origine dotée de paroles, empruntées au poète allemand Friedrich Schiller. Beethoven avait opéré une sélection au sein du poème de 1785, excluant de celui-ci tout ce qui relève de la souffrance humaine pour n’en conserver que la joie, transcendance qui scelle l’appartenance à la communauté humaine, voie d’accès à la libération et à un divin de type panthéiste. Ce rapport au divin est atténué dans la version beethovenienne – non pas que celui de Schiller relève d’un christianisme très orthodoxe. Enfin, les trois dernières strophes de Schiller exaltaient le partage des verres, grappes et autres mousses, dont les effluves alcoolisées disparaissent de l’ode beethovenienne. L’Union Européenne propose une ultime cure d’amaigrissement à l’ode, supprimant l’intégralité des vers de Schiller. Cette suppression se fonde sur des raisons pratiques plus qu’esthétiques : il était délicat de maintenir l’allemand comme langue de l’hymne européen, l’anglais n’était pas profitable au poème, et personne ne comprenait l’espéranto. On a donc misé sur le « langage universel de la musique ».

Le premier hiatus, c’est que bien que la musique fasse sens, elle n’est pas à proprement parler un langage – sauf à donner une définition du « langage » tellement large qu’elle concernerait toute forme d’activité humaine. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’Ode à la joie a pu être récupérée à l’envi : les républicains français en ont fait une ode à la devise de 1789 ; « les communistes y ont entendu l’évangile d’un monde sans classes ; les catholiques, l’Évangile tout court » (E. Buch) ; on a chanté cette musique dans les camps de concentration pour s’opposer au nazisme ; paradoxalement les dignitaires nazis la faisaient jouer à toutes les grandes occasions ; et la république raciste de Rhodésie l’a choisie comme hymne quelques années avant l’Union Européenne. On pourrait certes objecter qu’à la Bible aussi, l’on a fait dire ce qu’on a voulu, bien que l’hébreu et le grec soient langages. Le second hiatus concerne l’ambition beethovenienne, qui dépassait largement les frontières de l’Europe. L’hymne d’origine n’exalte pas l’appartenance à une communauté, mais celle à l’ensemble de l’humanité.

Pour autant, le choix de cet hymne pour l’Europe fait sens : en effet l’œuvre ne fait pas sens en soi, elle ne fait pas sens non plus uniquement dans son rapport à la volonté de son créateur ; elle fait sens avant toute chose par rapport à ceux qui la reçoivent. L’histoire de Beethoven en Europe fait que l’Ode à la joie peut être reçue par ses habitants comme un hymne représentant les idéaux européens. Elle a été jouée lors de toutes les grandes célébrations à la mémoire de son compositeur, lesquelles ont toutes eu une portée européenne. En 1845, l’érection du monument à Beethoven à Bonn a été l’occasion d’un rassemblement européen. Au début du XXèmesiècle, au moment où les nationalismes esthétiques se déployaient sans retenue, où les compositeurs de langue allemande étaient éreintés par la critique française, Beethoven échappait au lynchage, porté au pinacle par Romain Rolland. En 1927, les fêtes organisées pour commémorer le centenaire de la mort du compositeur ont été largement célébrées partout en Europe. Dès le lancement du mouvement Pan Europa en 1929, le français Édouard Henriot promeut l’Ode à la joie comme symbole susceptible de rassembler les européens : « le mouvement paneuropéen est devenu un mouvement de masses. Il a besoin, à côté de son drapeau, d’un symbole musical, d’un hymne. (…) Le grand compositeur Ludwig van Beethoven a écrit la mélodie qui exprime souverainement la volonté, le désir des masses pour la joie, l’union et la fraternité : l’Ode à la joie de la Neuvième symphonie. » Cette idée deviendra une suggestion appuyée par le Conseil de l’Europe en 1971, et sera officiellement entérinée en 1985.

Beethoven est donc un compositeur historiquement érigé en symbole européen. Le texte de Schiller, dans la Neuvième symphonie, est porteur d’idéaux universalistes que le Conseil de l’Europe dit reconnaître comme siens. Soit. Mais la musique ? En quoi est-ce que « fa fa sol la la sol fa mi  ré mi fa faa mi-mi » serait représentatif d’idéaux européens, davantage que n’importe quelle autre combinaison de notes ?

Première hypothèse : la musique est inconsciemment associée au texte de Schiller, elle le fait surgir à l’esprit de celui qui l’entend, au même titre qu’un protestant qui entendrait la mélodie (sans les paroles) du cantique À toi la gloire se sentirait mu par un affect victorieux. L’hypothèse est partiellement valide, mais ne tient pas seule : on peut être porté par l’Ode à la joie sans être germanophone ; nul besoin d’entendre intérieurement « Freude, schöner Götterfunken » pour être vivifié par la mélodie. Et nul besoin d’être parpaillot ou afficionado de Haendel pour sentir la rhétorique glorieuse de À toi la gloire. Deuxième hypothèse : la dramaturgie musicale, la construction du dernier mouvement de la symphonie, donne à ce thème une force considérable. Il émerge par bribes du magma orchestral, à peine suggéré, puis entier et dénudé, joué par les seuls instruments. La polyphonie l’habille petit à petit, à la manière des variations qui peuvent orner un thème dans la musique religieuse, jusqu’à ce qu’il éclate au son des cuivres et des percussions, avant que les voix ne s’en saisissent. Sa force ne dépend donc pas de Schiller. Mais si elle n’éclate pleinement que dans le contexte de la symphonie, elle ne disparaît pas pour autant lorsque l’hymne est isolé. Il faut donc une troisième hypothèse : la mélodie, d’apparence simple et populaire, susceptible d’unir les foules, comporte tous les ingrédients de la musique politique. C’est l’association entre le « désir d’état » (E. Buch) qui habite cette musique, l’universalisme de Schiller et l’histoire de la réception européenne de Beethoven, qui en font un potentiel « évangile » européen, célébrant la bonne nouvelle d’un espace politique où les hommes seraient frères.

Pour citer cet article : Constance Luzzati, « L’hymne à la joie, hymne européen ? », Évangile et liberté, mai 2019, n°329.

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