Enquête au coeur d’Erlkönig de Schubert, chevauchée fantastique

Comment Schubert interprète-t-il le célèbre poème de Goethe ? Comment fait-il pour amplifier les caractéristiques fantastiques du texte ? Quels traits donne-t-il au mystérieux roi des aulnes ? Existe-t-il vraiment, ou est-il le fruit de l’imagination de l’enfant ? Plongée au coeur de la chevauchée tragique et des  liens musicaux tissés par le compositeur entre le roi et l’enfant, via un guide d’écoute accessible à tous, lecteurs de partitions ou non.

Le guide d’écoute interactif permet de parcourir la pièce en lançant la lecture, en déplaçant le curseur sur la frise, ou en tournant les pages. Les éléments de texte sont synchronisés avec la musique, mais ils peuvent aussi être lus indépendamment. On peut cliquer sur les mots en bleu pour faire apparaître plus d’informations. Remerciements à métascore et à la Philharmonie de Paris. 

Un poème à succès

Goethe a écrit le poème Erlkönig en 1782. L’oeuvre a eu un succès immédiat auprès les compositeurs, qui n’ont cessé de la mettre en musique. Zelter, compositeur qui échangera des centaines de lettres avec le poète, dont il sera le musicien le plus proche, est l’auteur de l’un des premiers de ces Lieder. Il est presque anodin, simple, syllabique, strophique, comme presque tous les lieder de Zelter, qui font le choix de servir la poésie en lui laissant la toute première place. La version qu’en donne Reichardt, contemporaine de celle de Zelter, comporte des similitudes quant au rythme et à la prosodie, mais elle souligne davantage l’aspect tragique du poème.

La répétition de la musique, sobre et efficace, sur chaque strophe, a quelque chose de lancinant, et rien de simpliste. Les strophes chantées par le roi conservent la même musique, mais c’est le piano qui prend alors la mélodie, tandis que le chanteur met en valeur le caractère surnaturel du personnage par un recto tono glaçant. On doit également à Beethoven des esquisses sur Erlkönig, trop fragmentaires cependant pour qu’il soit réellement possible d’imaginer ce à quoi aurait ressemblé le Lied achevé (on n’a cependant pas manqué d’essayer de le reconstituer).

La première grande version musicale, au XIXème siècle, de la chevauchée fantastique de Goethe, est l’oeuvre d’un tout jeune Schubert, âgé de 18 ans en 1815. Il la remaniera plusieurs fois avant de la publier en 1821. Entretemps, Carl Loewe met également en musique ce poème, illustrant celui-ci de manière quasi figurative : le galop du cheval se traduit par des rythmes pointés, tandis que le roi est extrait du temps et de l’harmonie, figé sur un accord de sol majeur en bisbigliando. L’autre grande version du siècle est due à Ludwig Spohr, qui introduit le violon, instrument dont il est virtuose, dans l’initimité du duo voix / piano. L’expressivité qui en résulte est plus démonstrative, et les guirlandes ornementales du violon qui accompagnent le roi soulignent davantage son côté séducteur que sa nature surnaturelle. La mort de l’enfant est particulièrement théâtrale, suivie par un postlude de violon au pathos appuyé, qui fait quelque peu regretter la pudeur de Schubert.

Schubert, grand vainqueur pour la postérité

Si Loewe et Spohr ont été largement aussi célèbres que Schubert en leur temps, la postérité a retenu le Lied de Schubert plus que les leurs. Les nombreuses transcriptions et orchestrations que son Erlkönig a suscitées n’y sont sans doute pas pour rien. Franz Liszt le premier, a défendu la musique de Schubert en la transcrivant. C’est une démarche qui lui était coutumière, qu’il ne faudrait pas réduire à l’habitude qu’avaient les virtuoses du XIXème siècle de composer des paraphrases, fantaisies et variations sur des mélodies célèbres pour étaler leur virtuosité sur des airs à la mode susceptibles de ravir le public. Certes, Liszt s’y est largement adonné lors de ses tournées de pianiste, mais c’était alors sur des mélodies d’opéra à succès. Or, lorsqu’il compose ses transcriptions de Lieder de Schubert, il s’agit encore d’un répertoire de niche, peu connu du public (français). Tout au long de sa carrière, Liszt utilisera la transcription comme l’un des moyens utiles pour valoriser et défendre un répertoire pas encore reconnu à la valeur qu’il lui attribue. Il procèdera de même quelques années plus tard avec Wagner, mettant à son service ses talents de transcripteur, de pianiste, de chef d’orchestre et de critique musical. De façon un peu caricaturale, on peut dire que Liszt a pour objectif de servir un répertoire lorsqu’il le transcrit de façon fidèle, et qu’il se sert d’un répertoire à son profit lorsqu’il en modifie la structure et « l’enguirlande » en tous sens. Par fidèle, j’entends fidèle à la lettre pour ce qui concerne la thématique et la structure, mais à l’esprit pour tout le reste : l’écriture est toujours parfaitement idiomatique, si nécessaire d’une grande inventivité technique, pour rendre, par le moyen du seul piano, l’expressivité produite par la version originale. La perte du texte nécessite parfois de soutenir le sens par des ajouts instrumentaux, que Liszt n’hésite pas à réaliser.

Le Lied de Schubert a été transcrit par Liszt à Nohant, chez Georges Sand, en même temps que plusieurs autres. Ils les fait entendre lors d’une soirée de juin 1837, dont Marie d’Agoult sa compagne, et Georges Sand, ont fait le récit. Le premier recueil de ces transcriptions parait l’année suivante, chaque pièce étant précédée du texte du poème d’origine. La publication ne passe pas inaperçue auprès de Robert Schumann, qui en fait une rescension qui en relève les beautés comme les ambiguïtés :

« Jouées par Liszt, elles font, paraît-il, le plus grand effet, d’autres mains que celles de grands maîtres s’y essaieront en vain ; ce sont peut-être les pièces les plus difficiles jamais écrites pour le piano et un personnage plein d’esprit a dit « il faudrait en faire une version simplifiée, et alors je serais curieux de voir ce qui en ressortirait, et si le lied original de Schubert serait toujours présent ? » Il n’y est parfois pas : Liszt a modifié et ajouté ; ce qu’il a fait témoigne de la puissante maîtrise de son jeu, de sa conception de l’œuvre : d’autres en auraient une vision différente. Nous retrouvons cette vieille question : faut-il que l’artiste-interprète se place au-dessus de l’artiste créateur, celui-là a-t-il le droit de transformer les œuvres de manière arbitraire, pour lui-même ? La réponse est aisée : nous nous moquons de l’artiste inepte qui le fait mal, nous le permettons à l’artiste plein d’esprit, si toutefois il ne détruit pas le sens de l’original. L’école du piano consacre à ce genre de transcriptions un chapitre tout à fait à part. »

Le Lied de Schubert a été transcrit par d’autres pianistes, mais aussi pour le violon par Ernst (un des tubes d’Hilary Hahn). Il a surtout été orchestré de multiples fois : par Berlioz et Reger, notamment. Les Lieder de Schubert inspirent encore les compositeurs aujourd’hui, qui produisent à partir de ceux-ci des oeuvres qui vont de la transcription à la réminiscence lointaine : Mantovani, Zender, Werner, Cavanna… dont il avait été question dans une précédente chronique dont l’accordéon était le héros : ici.

Pour aller plus loin dans les réminiscences et postérités schubertiennes, le petit livre de Corinne Schneider, Reflets schubertiens, est passionnant et se lit comme un roman.

Pour citer le guide d’écoute : Constance Luzzati, Erlkönig, Schubert, guide d’écoute, métascore, Philharmonie de Paris, octobre 2020, https://metascore.philharmoniedeparis.fr/fr/app/5y7v .

Pour citer ce texte : Constance Luzzati, Enquête au coeur d’Erlkönig de Schubert, chevauchée fantastique, https://constanceluzzati.com, octobre 2020.

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