L’élaboration du répertoire idiomatique de la harpe : un chemin tracé par la virtuosité

Les harpistes romantiques, créateurs d’un répertoire idiomatique

Les pièces composées par des harpistes virtuoses ont largement contribué à étendre le répertoire de l’instrument, et à développer une écriture profondément idiomatique. L’arpège – qui, d’après Jean-Jacques Rouseau « vient du mot arpa,à cause que c’est du jeu de la harpe qu’on a tiré l’idée de l’arpégement » – est le geste qui domine cette écriture. Si quelques harpistes particulièrement agiles ont déjà fait évoluer le répertoire de l’instrument au XVIIIèmesiècle, c’est avec l’invention du nouveau mécanisme inventé par le luthier Erard au début du XIXèmesiècle qu’un tournant décisif est pris : le double mouvement des pédales de la harpe permet l’accès à toutes les tonalités et harmonies, à la condition de développer une virtuosité tant pédestre que digitale. L’un des premiers harpistes qui tire pleinement profit de cette nouvelle harpe est Elias Parish-Alvars (1808-1849), virtuose issu d’une famille juive portugaise installée à Londres. Il fut l’undes plus remarquables harpistes de son temps, admiré par ses contemporains, dont Berlioz, qui en fait un portrait particulièrement élogieux : « J’ai fait la connaissance à Dresde du prodigieux harpiste Parish-Alvars. Il arrivait de Vienne. C’est le Liszt de la harpe ! On ne se figure pas tout ce qu’il est parvenu à produire d’effets gracieux ou énergiques, de traits originaux, de sonorités inouïes, avec son instrument si borné sous certains rapports. L’avantage inhérent aux nouvelles harpes de pouvoir, au moyen du double mouvement des pédales, accorder deux cordes à l’unisson lui a donné l’idée de combinaisons qui, à les voir écrites, paraissent absolument inexécutables. » 

La tradition instrumentale dont Albert Zabel est issu est double, son professeur berlinois, Louis Grimm, ayant bénéficié à la fois de l’enseignement de Parish-Alvars, et de celui du compositeur, interprète et pédagogue Alphonse Hasselmans. Professeur au Conservatoire de Paris dans les années 1900, ce dernierfut également le mentor d’Henriette Renié, l’une des rares interprètes féminines à suivre les classes de composition, harmonie et fugue au Conservatoire de Paris. La Sourcede Zabel fait écho à la Sourced’Hasselmans dont elle reprend exactement le geste, fait de grandes cascades descendantes qui découlent d’un thème énoncé dans l’aigu, et sont amplifiées par la profondeur des octaves graves. Si son écriture n’est pas particulièrement novatrice, elle est en revanche parfaitement idiomatique et adaptée à la harpe : la fluidité qui émane de cette pièce est tant celle de l’eau qui y est figurée, que celle du rapport entre l’interprète et  son instrument, qui ne présente pas d’obstacle à surmonter. Henriette Renié, en revanche, renouvelle l’écriture pour harpe en puisant dans les Elfesde Leconte de Lisle une atmosphère fantastique presque narrative, qui est également caractéristique de sa Ballade fantastique, de sa Danse des lutins, et du troisième mouvement de son Concerto. Elle développe des enchaînements harmoniques aussi hardis que les chromatismes réalisés par les pédales le permettent, et ce dès le thème initial, dont l’autre caractéristique majeure est le registre, inhabituellement grave, conférant à l’ensemble une couleur sombre inouïe à la harpe. Par ailleurs, elle utilise les arpèges pour développer la puissance sonore de l’instrument, qui se fait presque orchestral, et non pas pour en souligner le caractère éthéré, développant paradoxalement une écriture plus « virile » que celle élaborée par ses prédécesseurs. 

Transcription, paraphrase et variations : l’apogée de la virtuosité

Depuis les tout débuts de la harpe à pédales au XVIIIèmesiècle, il est d’usage d’adapter des pièces écrites pour d’autres instruments. Madame de Genlis, l’une des plus fameuses harpistes de l’époque, affirme que « toutes les pièces de clavecin peuvent se jouer sur la harpe ». La tradition du rapt de répertoire perdure, et l’on joue aujourd’hui volontiers certaines pièces pour piano de Debussy, qui avait pourtant généreusement composé pour l’instrument. Il n’est nul besoin de changer une seule note au Clair de lunede la Suite bergamasqueet à l’Arabesque n°1, qui, interprétés à la harpe, ne sont pas à proprement parler des transcriptions. Son timbre perlé et résonant s’adapte fort bien au diatonisme et aux arpèges égrenés par l’écriture de piano très « harpistique » de ces deux pièces.

Les trois grandes fantaisies et variations virtuoses de Parish-Alvars, du pianiste et compositeur Balakirev sur la mélodie l’Alouette(Zhavaronok) de Glinka, et du harpiste Hanus Trnecek sur la Moldau(Vltava), extraite du poème symphonique Ma Vlastde Smetana, relèvent d’une tout autre logique.Comme Liszt auquel il est comparé par Berlioz, Parish-Alvars s’adonne à l’écriture de transcriptions, paraphrases, fantaisies et variations sur des thèmes d’opéra, de Rossini (Moïse), Donizetti (Lucrezia Borgia), Weber (Obéron), ou ici Bellini (Norma). Le lyrisme de la musique vocale imprègne son esthétique y compris dans ses compositions exemptes de référence à la voix, où la main droite portant les thèmes semble avoir été composée pour une soprano, tandis que la gauche figure un tapis orchestral de cordes. Dans les Variations sur la Norma, une large introduction précède l’exposé du thème du duo entre Norma et Pollione « In mia man alfin tu sei », dans la 3èmescène du second acte, qui est suivi de variations faisant entendre les figures de vélocité les plus courantes que les gammes et les arpèges, à foisons. L’originalité de ces variations réside, plus que dans leur virtuosité, d’une part dans l’utilisation des sons harmoniques qui teintent une variation entière, d’autre part dans les courbes instrumentales qui transposent à la perfection l’expression vocale du bel canto. La pièce se termine par un finale Allegroqui reprend celui, enlevé, de la première scène de l’acte, le duo « Si fino all’ore estreme » entre Adalgisa et Norma. Il est brièvement varié par des glissements d’harmonies chromatiques audacieux, qui nécessitent une virtuosité du jeu des pédales particulièrement innovante.

L’Alouette est une transcription pour harpe qui s’éloigne peu de la grande paraphrase pour piano de Balakirev, dont l’écriture se rapproche tantôt des nocturnes de Chopin, tant dans la façon dont la mélodie est accompagnée que dans les grands traits cadentiels qui s’y insèrent, tantôt des grandes œuvres de virtuosité de Liszt, notamment lorsque le thème se love au cœur de variations qui tournoient à son grave autant qu’à son aigu, comme si l’interprète avait trois mains. L’œuvre n’est donc pas une transcription de la mélodie de Glinka – qui a fréquenté et soutenu le jeune Balakirev à la fin de son existence –, mais une nouvelle composition à partir de celle-ci. La mélodie Zhavoronokétait simple, la voix évoquant le vent qui porte une chanson mélancolique, elle était accompagnée par un piano en accords, les strophes séparées par quelques gazouillis pianistiques peu démonstratifs. La virtuosité de l’adaptation de Balakirev souligne autant la métaphore du vent qui emporte avec force la mélodie initiale que l’image de l’oiseau.La pièce composée par le harpiste Trnecek sur la célèbre évocation du fleuve traversant la patrie magnifiée par Smetana relève de la même logique, à ceci près que c’est l’eau et non plus le vent qui est imaginairement convoquée par la vélocité. L’œuvre suit le cours de la Moldau, un affluent de l’Elbe, dont les menues sources se rejoignent au sein d’un motif aquatique qui prend de plus en plus d’ampleur, traversant la campagne tchèque jusqu’à son entrée majestueuse à Prague. Particulièrement brillante et virtuose, la pièce témoigne tout autant des grandes qualités d’interprète de Trnecek que de son admiration pour le fondateur de l’identité tchèque en musique que fut Smetana, dont les opéras La fiancée vendue et Rouslan et Ludmila lui ont également inspiré d’impressionnantes fantaisies.

Développements du répertoire original

Le répertoire de l’instrument n’est pas entièrement le fait de harpistes compositeurs ou transcripteurs : si les œuvres originales de compositeurs non harpistes sont relativement rares au XVIIIèmesiècle, nombre de compositeurs ont été séduits depuis Fauré, et ont permis à son écriture de se déployer au-delà de la variation ou de l’évocation de la nature. C’est déjà le cas du Solode Carl Philipp Emanuel Bach, ou du Concerto pour flûteet harpe de Mozart, qui sont cependant des œuvres exceptionnelles et non représentatives du répertoire du XVIIIèmesiècle. Gabriel Fauré ouvre le bal des compositeurs français non harpistes qui ont fondé le socle du répertoire de l’instrument dans les années 1900. La même année (1904), Gabriel Fauré compose un Impromptuet Claude Debussy ses Danse sacrée et danse profanepour harpe et quatuor à cordes, avant de revenir à l’instrument dans sa Sonate pour flûte, alto et harpe(1916). Ils sont suivis par Maurice Ravel en 1905, qui dédie une Introduction et allegroà un septuor comportant une partie de harpe soliste. En 1906, c’est Florent Schmitt qui expérimente la musique de chambre avec harpe, avec un Andante et scherzoaccompagné par un quatuor à cordes, formation reprise par Caplet deux ans plus tard lorsqu’il commence la Légendequi deviendra le Conte fantastique. Une dizaine d’années plus tard, Gabriel Fauré clôt cette éphémère floraison de très belles œuvres pour harpe, avec une pièce soliste intitulée Une châtelaine en sa tour(1918), presque contemporaine de l’Impromptud’Albert Roussel (1919). La paternité de l’Impromptude Fauré fut cependant discutée, car son écriture est si harpistique que certains musicologues ont envisagé que le harpiste Hasselmans ait mis la main à la pâte… À moins que Fauré n’ait été conseillé par la fille de ce dernier, la pianiste Marguerite, sa muse et confidente depuis 1901, susceptible d’avoir concouru à l’inspiration de ces grandes variations sur un riche mais bref thème d’accords, aussi expressives et sensibles que virtuoses. 

Le répertoire pour harpe connaît depuis une cinquantaine d’année une nouvelle apogée : la Sequenza (1963) de Berio est la première grande pièce renouvelant profondément l’écriture pour l’instrument, qui depuis lors suscite de nouvelles œuvres par des compositeurs majeurs issus de toutes les esthétiques. Celle de la jeune compositrice Camille Pépin puise ses racines dans l’art pictural et la danse, chez Debussy, Reich, Adams, ainsi que dans l’enseignement de ses mentors, parmi lesquels Thierry Escaich et Guillaume Connesson. Comme ces derniers, elle est soigneuse du lien entretenu entre la création et le public. Son écriture, souvent diatonique, s’adapte sans difficulté aux contraintes de la harpe. La virtuosité qui est exigée de l’interprète est d’une nature particulière, plus intérieure que digitale : les boucles mélodiques et rythmiques qui constituent le ferment de son langage requièrent une extrême concentration, tant leur caractère hypnotique est susceptible d’absorber l’interprète autant que les auditeurs. Nighthawks a été composé à l’attention d’Anaïs Gaudemard, d’après le tableau éponyme d’Edward Hopper. La pièce est conçue comme un voyage au cœur de ce tableau réaliste de 1942. La musique livre l’interprétation fine que la compositrice réalise de la toile, où deux univers attirent l’œil du spectateur : celui, obscur, de la rue, et celui, vivement éclairé au néon, de l’intérieur du bar. Celui-ci n’offre aucune porte de sortie aux personnages, dont se dégage une impression de solitude opaque, malgré la lumière crue dans laquelle ils se tiennent. Camille Pepin met en relation les différents moments de la pièce avec les espaces et composantes du tableau : « L’introduction – Mystérieux, sombre– fait entendre les douze coups de minuit et nous plonge dans l’obscurité de cette rue typiquement américaine. De cette atmosphère nocturne naît un chant étrange – presque « ouaté » avec les sons xylophoniques – comme si nous ne pouvions l’entendre distinctement à travers la vitre lumineuse qui sépare la rue et le bar. Happés par cette lumière vive, nous passons à travers la vitrine et rentrons progressivement à l’intérieur du dîner au moyen d’une boucle hypnotique répétée inlassablement, comme si nous rentrions dans un état de transe – Hypnotique. C’est la tension sous-jacente de cette situation figée des personnages que j’ai voulu représenter dans le passage central – Rythmique et pulsé. Puis, nous sortons de cette sensation d’hypnose en repassant à travers la vitre du bar et retrouvons l’atmosphère nocturne de cette rue déserte et immaculée. »

https://www.philharmonie.lu/fr/programm/anais-gaudemard/1927

http://www.anaisgaudemard.fr/biographie.aspx

http://camillepepin.wixsite.com/composer

Pour citer ce texte : Constance Luzzati, L’élaboration du répertoire idiomatique de la harpe, programme de salle pour Anaïs Gaudemard, Luxembourg, Philharmonie, février 2019.

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