Dixit Dominus : Haendel, Galuppi et Vivaldi

La musique liturgique italienne issue de la Contre-Réforme séduit et convainc l’auditeur en touchant sa sensibilité autant qu’elle magnifie et célèbre le Verbe avec faste. Les effets dramatiques intenses qui s’y déploient reposent sur le beau chant employé à l’opéra pour mouvoir les passions de l’âme. Chaque verset du texte est mis en musique de manière à en souligner les affects, à la fois au plus près du mot, mais aussi de par la disposition générale choisie, qui fait se succéder chœurs et airs solistes donnant à entendre tous les styles d’écriture.

Les circonstances précises de la création du Kyrie comme du Credo de Vivaldi, ainsi que des Dixit Dominus de Haendel et Galuppi sont incertaines : les deux mouvements de l’ordinaire de la messe sont par nature sans place spécifique dans le temps de l’année liturgique, de même que le Dixit Dominus, psaume chanté lors de toutes les vêpres des dimanches. C’est pour cette raison, ainsi que pour la richesse de son texte, dont la complexité ouvre à un large éventail d’interprétations, qu’il a été été mis en musique non seulement par Haendel et Galuppi, mais aussi par Scarlatti, Leo, Porpora, et Vivaldi.

Celui-ci, tout comme Galuppi, a officié à Venise, composant pour des institutions caritatives qui formaient à la musique  les jeunes filles qui leur étaient confiées : Ospedale della Pietà pour Vivaldi, Ospedale dei Mendicanti puis degli incurabili pour Galuppi. Ce dernier passe par Londres au début des années 1740, où il est appelé pour superviser les productions d’opéra italien du Kings Theater, qui fut pendant les années précédentes le fief de Haendel. Le saxon s’éloigne à ce moment de l’opéra pour mettre son talent au service de l’oratorio, renouvelant le style de la musique religieuse italienne de ses jeunes années, dont le Dixit Dominus est emblématique. 

Le Dixit Dominus de Haendel est une œuvre d’une intensité expressive hors normes, qui joue sur les contrastes de texture, d’effectif, de style, perceptibles dès l’introduction orchestrale et le chœur inaugural. Lorsqu’il découvre la cité papale en janvier 1707, il est en pleine maîtrise du contrepoint luthérien de ses prédécesseurs, manifeste dans le mouvement du Dixit Dominus « Tu es sacerdos », qui souligne l’idée d’éternité par l’accumulation des entrées du motif principal de la fugue, ou encore dans In saecula, fugue chorale monumentale à 5 voix. Haendel rencontre à son arrivée toutes les grandes familles romaines : Pamphili, Colonna, mais également les Ottoboni, au service desquels est Corelli, qui dirigera l’exécution de certaines œuvres de Haendel. L’influence de son écriture pour les cordes est manifeste dans les lignes de violon du Judicabit, ou encore dans la basse obstinée du Dominus a dextris, dont le mouvement imprime une direction aussi implacable que la colère divine qu’il figure. 

Le compositeur souligne le texte en ciselant la prosodie avec précision, comme dans la seconde partie du Judicabit, où les notes répétées, voire martelées, sont associées aux harmonies percutantes qui traduisent le double sens latin de la puissance divine qui peut briser (consequabit) les nuques, et de l’être humain à l’écoute du psaume, qui peut en être bouleversé. Le De torrente qui suit use d’une toute autre rhétorique pour ébranler l’auditeur, le pénétrant cette fois par une expression tendre et tendue, créée par les dissonances d’un tapis instrumental pulsatile sur lequel plane le duo des voix de femmes qui se frottent et s’étirent. L’opéra est interdit à Rome dans ces années : la sensualité s’épanouit alors dans les œuvres religieuses, fussent-elles jouées dans les couvents, comme ce fut probablement le cas du Dixit Dominus lors de la fête de Notre Dame au Carmel de Monte Santo en juillet 1707. La partition autographe laisse cependant supposer que l’œuvre, terminée en avril, fut créée auparavant dans des circonstances indéterminées. 

La datation de ce Dixit dominus – il en existe trois autres – de Galuppi est beaucoup plus incertaine : le manuscrit n’est pas autographe, et la copie parvenue jusqu’à nous a probablement été réalisée au cours de la seconde moitié du XVIIIème siècle dans une région germanophone d’Europe centrale. Elle a été retrouvée à la bibliothèque Marciana de Venise en 2009, portant l’indication « Dixit Del Sig. Balthassar Galuppi detto Buranello »[1]. Elle a pu être composée pour l’un des Ospedale, ou encore pour San Marco où le vénitien est maître de Chapelle. Galuppi est aussi célèbre comme auteur d’opera buffa que comme compositeur de musique religieuse, ce qui n’est probablement pas étranger au fait que son psaume comporte peu de contrepoint, et semble par moments influencé par le style vocal galant : le De torrente n’a rien à envier à un cantabile d’opéra. L’aria qui se déploie dans le Juravit fait la part belle à une conception de la musique dans laquelle la ligne mélodique prime sur la mise en valeur du texte, contrastant à ce titre vivement avec les choix faits par Haendel quelques décennies auparavant. En effet, l’esthétique du Buranello se situe à la charnière entre une pensée par courts motifs caractéristique de la musique « baroque » tardive, dont les notes répétées font écho à l’écriture instrumentale de Vivaldi, et un sens du contraste et des oppositions déjà presque classique. 

Les notes répétées constituent l’une des signatures de l’écriture pour cordes de Vivaldi, et le début du Credo tire sa puissance expressive de celles-ci. Elles agissent comme un moteur, qui insuffle à la fois une vie trépidante dans le moment présent, et inscrit la forme dans la durée en poussant toute la polyphonie vers l’avant. Vivaldi a laissé peu de parties de l’ordinaire de la messe : ce Credo et deux Gloria, datés du milieu des années 1710, et un Kyrie, composé pendant la décade suivante. Le Kyrie est particulièrement expressif, son langage chromatique doloriste est proche de celui des Crucifixus de Lotti et Caldara. Le Christe central contraste fortement : d’écriture harmonique plus simple, il débute par une ritournelle vive proche de l’ouverture du Credo. Le second Kyrie fait entendre des blocs d’accords dissonants qui rappellent le premier, puis un Allegro issu du deuxième mouvement du concerto madrigalesque pour cordes RV 129, lui-même probablement issu d’une œuvre vocale perdue. 

Peu d’œuvres de Vivaldi échappent au jeu de l’autocitation, le Credo n’y fait pas davantage exception que le Kyrie : l’enchaînement d’accords dont les dissonances sont créées par des notes retardées du Et incarnatus est fait référence à plusieurs œuvres instrumentales de Vivaldi préexistantes. L’expressivité atteint son paroxysme dans le Crucifixus, par l’entremise d’un ostinato sur trois accords immuables qui fondent cette procession funèbre, et de chromatismes ascendants qui saturent le discours avant la chute vers le grave qui accompagne la sépulture.  Le Et resurrexit reprend le motto trépidant qui ouvrait le Credo, et annonçait d’emblée à l’auditeur que la puissance de la vie était son horizon ultime. 


[1]La partition du Dixit Dominus en Sol mineur de Galuppi a été découverte par le Centro di Musica Antica della Fondazione Ghislieri et suivie d’une re-création par le choeur et l’orchestre Ghisleri, dirigés par Giulio Prandi.

https://philharmoniedeparis.fr/fr/activite/concert-vocal/19723-dixit-dominus

https://www.arts-florissants.com/

Pour citer ce texte : Constance Luzzati, Dixit dominus, programme de salle pour les Arts Florissants, Paris, Philharmonie, 13 février 2019.

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