L’accordéon, de Bach à Piazzolla

Une identité sonore plurielle

Le son de l’accordéon est porteur d’un patrimoine esthétique d’une diversité rare : il évoque tout à la fois les musiques populaires, le jazz, le tango, les musiques classiques et contemporaines. Inventé relativement récemment, au début du XIXème siècle, il sort du salon où il accompagnait les romances pour faire danser et chanter les amateurs de musette, avant de rejoindre les instruments de concert après 1945. Il trouve alors son répertoire dans la transcription d’œuvres classiques et dans les œuvres qui lui sont tout nouvellement destinées. L’éclectisme que représente l’association d’œuvres de Piazzolla, Berio et Scarlatti constitue donc un reflet fidèle de l’étendue expressive de l’instrument, de même que l’hymne de Keith Jarrett est un condensé des possibilités de syncrétisme offertes par l’accordéon. Hymn of remembrance (1976) a surpris, un an après le succès de l’album The Köln Concert, tant il s’en distingue : peu d’amateurs de jazz s’attendaient à entendre Keith Jarrett faire sonner des mélodies aux couleurs de cantiques, et des improvisations d’une grande modernité, sur un orgue baroque. Hymn of remembrance, qui ouvre ici le concert, est, sous les doigts de Jarrett, le prélude à une suite d’improvisations intitulées Spheres, enregistrées à l’abbaye bénédictine d’Ottobeuren. Si cet ensemble étonnant est très bien accueilli en Europe, les critiques américains sont déstabilisés par ces univers musicaux inattendus. Keith Jarrett relève cette difficulté qui sourd à accepter une musique ne rentrant pas dans les cadres.

« Cet album a obtenu, de tous les albums que j’ai réalisés, peut-être les meilleures critiques depuis les concerts en solo, mais en Europe. Celles en Amérique furent peut-être les plus stupides, c’étaient de mauvaises critiques pour la plupart, du genre : ça ne swingue pas ! ». 


Un répertoire original très contemporain

Sequenza XIII pour accordéon

La Sequenza que Luciano Berio a dédiée à l’accordéon se distingue des 13 autres Sequenze pour instrument seul du même compositeur, en tant qu’elle intègre pleinement les deux histoires, populaire et savante, de l’accordéon. Composée en 1995, elle est l’avant-dernière œuvre de cette série de pièces écrites entre 1958 et 2002 : Berio est riche de quarante années de composition hautement innovantes pour solistes, d’une cinquantaine d’années de compositions de ses contemporains pour l’accordéon, et des couleurs autres qui lui sont associées. « Je pense, dit-il, aux mélodies des promenades à la campagne et aux chants de la classe ouvrière, aux night-clubs, aux tangos argentins et au jazz ». Les grands interprètes de jazz et de tango, comme Richard Galliano, ont en 1995 imprimé leur marque sur l’identité sonore de l’accordéon, dont Berio se saisit dans son intégralité.

Sous titrée « chanson », la majorité de l’œuvre fait entendre des sonorités feutrées, qui laissent aisément percevoir de véritables phrases mélodiques. L’enjeu n’est pas le même que dans les premières Sequenze composées par Berio dans les années 60, où la recherche de renouvellement de l’image des instruments et des interprètes, des sons, des modes de jeu et des notations était évidente.

« Outre que j’ai approfondi quelques aspects techniques spécifiques, j’ai parfois cherché à développer musicalement un dialogue entre le virtuose et son instrument, dissociant les comportements pour ensuite les reconstituer, transformés, en unités musicales. » 

Fanny Vicens, accordéon

Le compositeur ne néglige pas ici la texture traditionnelle constituée d’une voix principale accompagnée par d’autres, qui ici donnent souvent l’impression d’être des résonnances mises en vibration. L’animation et la virtuosité de la partie centrale n’effacent ni le caractère mélodique de la pièce, ni la relative douceur de ses couleurs. La virtuosité, démonstrative ou discrète, est l’un des principaux éléments unificateurs des Sequenze. Ce n’est pas la virtuosité-vélocité des « doigts agiles à la tête vide » qui intéresse Berio, mais la virtuosité plus intellectuelle qui naît « d’un conflit, d’une tension entre l’idée musicale et l’instrument. »

L’intérêt de cette exigence vis-à-vis de l’interprète « apparaît lorsque la nouveauté et la complexité de la pensée musicale […] imposent des changements dans le rapport à l’instrument, ouvrent la voie à de nouvelles solutions techniques (comme dans les Partitas pour violon de Bach, les dernières œuvres pour piano de Beethoven, de Debussy, Stravinski, Boulez, Stockhausen, etc.) et exigent de l’interprète qu’il fonctionne au plus haut niveau de virtuosité technique et intellectuelle. » 

E[n]igma

Yann Robin s’était déjà consacré à la composition pour accordéon, avec Draft I, en 2013, dans une perspective qui n’était pas étrangère à celle de Luciano Berio : il s’agissait de la première pièce d’une série pour instrument seul, qui « se placent dans la perspective […] d’une forme potentiellement évolutive, de work in progress ». Il explore dans ces œuvres toutes les potentialités des instruments auxquels elles sont dédiées, repoussant les limites techniques et sonores de chacun. À cet effet, il a largement collaboré avec les interprètes dédicataires des pièces, tel l’accordéoniste Pascal Contet. L’exploration des possibilités offertes par l’accordéon n’est donc plus un enjeu dans E[n]igma : le créateur a, pour cette nouvelle œuvre, toute latitude pour approfondir d’autres enjeux compositionnels. Dans sa note d’intention, il souligne combien son titre particulier est propice au questionnement, tant en raison du mot employé, qui pousse l’auditeur à se demander où réside l’énigme, qu’en raison de sa typographie particulière. Il renoue ainsi avec une tradition fort ancienne, particulièrement vivace entre la fin du XIVèmesiècle et le milieu du XVIIIèmesiècle, lorsque nombre de compositeurs se sont adonnés à des choix de titres et de notation ésotériques, transformant certaines œuvres en véritables jeux de piste pour l’interprète. Bach, dans un autre contexte, aurait écrit : quaerendo invenietis (cherchez et vous trouverez).


Transcriptions du répertoire baroque

Passacaille BWV 582

La structure de la magistrale Passacaille pour orgue de Bach est tout aussi énigmatique. Elle est construite sur un thème, qui est ici principalement une basse obstinée, à laquelle sont superposées d’autres voix qui sont, lors de chaque répétition, variées. Il s’agit d’un mode d’écriture qui n’est pas rare à l’époque de Bach. Cependant, chez les contemporains ou les prédécesseurs immédiats du compositeur, tel Buxtehude et sa Passacaille en ré mineur pour orgue, la logique qui régit la succession des variations est clairement intelligible. Ce n’est pas le cas dans celle de Bach, bien que l’auditeur perçoive qu’elle est construite comme un édifice, qu’elle a une direction, ce qui a poussé nombre d’analystes et de musicologues à rechercher quelle organisation pouvait être la sienne, et quelle résonance théologique pouvait y être associée, sans jamais parvenir à ce qu’une hypothèse consensuellese dégage.

Le thème est probablement issu du Premier livre pour orgue du compositeur André Raison, lui même fondé sur un motif de plain-chant qui prend place dans la célébration du dixième dimanche qui suit la Pentecôte, lors de la Communion. Il fait entendre 14 sons sur un rythme obstiné, et on ne pourra s’empêcher de remarquer qu’il est varié 21 fois : il s’agit de multiples de 7, chiffre qui symbolise, dans la tradition religieuse du compositeur, l’achèvement et l’accomplissement. Le premier tiers des variations est construit sur la basse, qui joue le thème intact au pédalier, à laquelle se superposent des voix qui s’imitent les unes les autres, sur un bref motif caractéristique qui change presque à chaque variation. Le thème de basse est ensuite modifié pour la première fois, avant de passer à la voix supérieure, puis d’être progressivement noyé dans une polyphonie où toutes les voix semblent égales. Pour les 5 dernières variations, il retrouve sa fonction initiale, joué en majesté au pédalier, à la puissance renforcée par une polyphonie des voix supérieures toujours plus dense.

Tom Koopman, orgue

Le manuscrit autographe de la Passacaille et fugue BWV 582 a disparu, mais la copie la plus ancienne de la passacaille a été réalisée avant 1713, c’est-à-dire lorsque Jean-Sébastien Bach occupait un poste d’organiste à Weimar. Ses qualités d’interprète ont été amplement soulignées par ses contemporains : sa dextérité digitale incroyable, insoupçonnable à la vue de l’extrême stabilité de sa posture, et sa grande habileté à manier le pédalier. La virtuosité nécessaire pour adapter cette œuvre à l’accordéon est encore accrue : bien que les deux instruments bénéficient de fortes parentés, tous deux à vent et à claviers, l’absence d’un équivalent du pédalier induit d’importantes contraintes quant aux tours de force nécessaires pour assurer la conduite de chaque voix.

Sonate K 87

Avec les œuvres de Jean-Sébastien Bach, les œuvres baroques les plus souvent transcrites par les accordéonistes sont les sonates de Domenico Scarlatti. Une véritable tradition d’interprétation de ses sonates à l’accordéon existe depuis maintenant plusieurs décennies, et la majorité d’entre elles peuvent être jouées sans qu’une note n’en soit modifiée. La Sonate K 87 a très probablement été composée, comme la quasi totalité de ce corpus, à Madrid, pour Maria Barabara de Portugal, épouse de l’héritier du trône d’Espagne, à laquelle Scarlatti a été attaché pendant 3 décennies. S’il était déjà reconnu comme un claveciniste hors du commun en Italie, à Naples et à Rome, c’est en terre ibérique qu’il a composé son immense corpus de 555 sonates pour clavecin, stupéfiantes par leur variété, qui témoigne de la capacité du compositeur à renouveler son imagination créatrice pour chacune d’entre elles. La Sonate K 87 a sans doute été composée vers 1742, c’est-à-dire en pleine période « flamboyante » : la plupart des sonates imaginées dans ces années sont de véritables feux d’artifices de vélocité. Elle s’en distingue tout à fait, la virtuosité n’étant pas l’un des enjeux de cette pièce. Elle est composée, selon les moments, de 3 ou 4 voix, qui ne sonnent pas comme du contrepoint mais comme un ensemble particulièrement mélodieux, où chaque voix est chantée, souvent de façon parallèle à la voix principale. L’on n’entend aucun des grands sauts ou des traits rapides typiques de l’écriture de Scarlatti, mais on retrouve l’harmonie très riche et les oscillations si caractéristiques de l’auteur.

La Sonate K87 sous toutes ses facettes : au clavecin par Lars Ulrik Mortensen, au piano par Sélim Mazari, à l’accordéon par Bjarke Mogensen, réinventée dans une improvisation à la trompette et au piano par les frères Enhco…


La marque du tango

Le son du tango est inextricablement lié à celui du bandonéon, instrument à claviers et à soufflet très proche de l’accordéon, bien qu’il en diverge par plusieurs éléments de sa facture ainsi que par son timbre. Il fut l’instrument de prédilection d’Astor Piazzolla, qui, adolescent, a occupé une fonction de bandonéiste dans des ensembles de tango de Buenos Aires, côtoyant à l’occasion les plus grands maîtres de l’époque, tels Gardel, Troilo ou Fiorentino. Il s’est par la suite doté d’une formation plus classique, auprès de Ginastera puis de Nadia Boulanger, qui ne serait paradoxalement pas étrangère à son retour vers le tango. Sa musique est nourrie de cette double influence populaire et savante, associant les tournures rythmiques, mélodiques, et les instruments du tango traditionnel, à un langage harmonique riche et une écriture souvent contrapuntique, assimilés au contact de la musique savante.

Le titre, Las cuatro estationes porteñas, fait directement référence à la ville de Buneos Aires : porteño désigne en Amérique du Sud l’habitant d’une ville portuaire, et en Argentine les habitants de Buenos Aires, dont la majorité sont, comme Piazzolla, descendants d’une immigration européenne arrivée par bateau. L’œuvre fut composée entre 1964 et 1970 sous forme de morceaux isolés, réunis comme un tout après leur composition. Originalement pour un quintette composé de bandonéon, violon, piano, guitare électrique et contrebasse, l’œuvre a été arrangée pour diverses formations, la plus célèbre de ces transcriptions étant celle réalisée par Leonid Dessiatnikov en 1999 pour un effectif similaire aux Quatre saisons de Vivaldi.

Le Printemps est le mouvement le plus enlevé, qui fait entendre un motif dont le rythme, constitué de syncopes puis d’une désinence rapide sur le temps, est caractéristique du tango. Il est joué tantôt de façon contrapuntique, tantôt comme une mélodie accompagnée sur une walking bass : tango, héritage classique et héritage du jazz se trouvent mêlés dès la première pièce. L’Été est le mouvement le plus étendu, qui se développe dans une douce torpeur rythmique, faisant entendre de longues mélodies qui oscillent entre l’univers du tango et celui de la musique moderne. L’Automne est construit sur un rythme régulier, mais porteur d’accents décalés, souvent en contretemps, qui font émerger une mélodie qui se dégage de cette régularité. L’Hiver enfin fait à nouveau alterner des conduites de tempo caractéristiques du tango, dont des accélérations très progressives à partir de mélodies langoureuses, avec des envolées atonales. L’œuvre dans son ensemble est caractéristique du style de Piazzolla en ce qu’il a de plus syncrétique et métissé, à la croisée des genres, comme l’est le répertoire soliste pour accordéon.

Pour citer ce texte : Constance Luzzati, Une identité sonore plurielle, programme de salle pour le récital d’accordéon de Joao Barradas, Rising Stars, Luxembourg, Philharmonie, 12 février 2020

https://www.philharmonie.lu/fr/programm/rising-star-joao-barradas/2437

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