Le clavecin français sous les doigts d’Alexandre Tharaud

Des livres de clavecin du Grand Siècle composés par Jean-Henri d’Anglebert aux œuvres qui flamboient près d’un siècle plus tard sous les plumes de Duphly et Balbastre, le panorama est complet, donnant à entendre toute l’étendue stylistique du clavecin français. La transcription des pièces, choisies pour leur adaptabilité au toucher pianistique, étend encore les très larges possibilités expressives offertes par leur grande diversité.

Arrangements et transcriptions

La pratique de l’arrangement est courante aux XVIIe et XVIIIe siècles, notamment de l’orchestre vers le clavecin. En témoignent les adaptations de l’Air des turcs de Zaïde dans la Marche des scythes de Royer, comme celles des pièces de Lully par d’Anglebert, qui les entremêle avec ses propres pièces :

« J’y ay joint quelques airs de monsieur de Lully. Il faut avoüer que les ouvrages de cet homme incomparable son d’un goût fort supérieur a tout autre. Comme ils réüssissent avec avantage sur le clavecin, j’ay cru qu’on me sçauroy gré d’en donner ici plusieurs de différent caractere ».

Le même livre de Pièces de clavecin contient également des pièces pour orgue, dont fait partie la Fugue grave. La transcription d’Alexandre Tharaud de la célèbre Marche pour la cérémonie des Turcs se place donc dans la droite ligne des pratiques musicales contemporaines du Bourgeois gentilhomme dont elle est issue (pour le plaisir, ci-dessous, la version qu’en donne Le Roi danse

Un autre type de transcription, le passage d’un instrument à un autre sans modification de la partition originale, est attesté à l’époque Baroque. La préface des Suites pour viole de gambe de Marais Marais mentionne qu’elles « se peuvent joüer sur plusieurs autres instruments » ; Madame de Genlis se targue de pouvoir jouer tout le répertoire de clavecin à la harpe. On peut imaginer que les possibilités offertes par le piano auraient intéressé Couperin, qui remarquait qu’au clavecin « on ne peut enfler ny diminuer ses sons », et que le renfort d’un « art infini soutenu par la goût » est nécessaire pour « arriver à rendre cet instrument susceptible d’expression ».

Pièces poétiques, portraits et caractères

Les pièces de danse caractéristiques de la Suite sont minoritaires, dominées par les portraits et les caractères. Même les Allemandes, comme La Logivière de Couperin, portent des titres :

« J’ay toûjours eu un objet en composant toutes ces piéces ; des occasions différentes me l’ont fourni. Ainsi les Titres répondent aux idées que j’ay eües ; on me dispensera d’en rendre compte ».

Certaines pièces réservent des surprises : ainsi La Suzanne de Balbastre, que l’on imaginerait volontiers aussi aimable que la pièce éponyme de Pancrace Royer, sonne plus scythe que versaillaise.

L’Aimable de Pancrace Royer, en deux « transcriptions » : une version au piano par Alexandre Tharaud, une version à la harpe.

Nombre d’œuvres portent des titres poétiques, parfois énigmatiques : les Baricades mistérieuses, dont le mystère a fait couler beaucoup d’encre, le très ciselé Rappel des oiseaux, les tendres et sinueuses Ombres errantes. On y entend aisément le goût de Couperin :

« J’ayme beaucoup mieux ce qui me touche que ce qui me surprend. »

Les grandes pièces à variations sont célèbres pour la science compositionnelle qu’elles déploient, ainsi que pour le fort effet sur l’auditeur que produit la répétition inlassable d’une basse ou d’une harmonie. Les Folies d’Espagne comptent parmi les plus populaires des thèmes variés, que ce soit par Lully, Marin Marais, ou d’Anglebert. La Chaconne de ce dernier emprunte à la même logique compositionnelle. La magnifique Passacaille de Couperin se transforme quant à elle en un rondeau dont le refrain est si lancinant qu’il produit sur l’auditeur le même effet que celui que susciterait une véritable passacaille.

Diversité et évolution de l’écriture pour clavecin

Point n’est besoin d’attendre le clavecin tardif pour que les harmonies fassent vibrer l’ouïe : la richesse des accords de la Passacaille de Couperin et les chromatismes des Ombres errantes n’ont rien à envier aux pièces composées quelques dizaines d’années plus tard. En revanche, la manière d’organiser le discours musical se modifie : il était uni autour d’un seul geste, motif ou texture, comme dans les Baricades mistérieuses ; il devient beaucoup plus fragmenté, recherchant la surprise plus que l’unité, dans La De Belombre par exemple. 

Entre d’Anglebert et Duphly, la dense et complexe ornementation des pièces de la fin du XVIIesiècle et du début du XVIIIesiècle laisse la place à une virtuosité véloce, qui explore des tessitures inhabituelles dans La Suzanne, sature l’espace sonore dans les couplets de la PothoüenTic toc choc de Couperin est l’un des premiers morceaux de clavecin qui joue avec une dimension spectaculaire : il requiert deux claviers car les deux mains jouent exactement dans le même registre. Couperin recommande d’octavier l’une des mains si l’on ne dispose que d’un clavecin à un clavier, mais les pianistes virtuoses actuels passent outre cette recommandation, rendant la pièce encore plus extraordinaire. 

La majorité des gestes spectaculaires présents dans La Marche des ScythesLa Suzanne, et nombre de pièces de clavecin tardives, ont été inventés par Rameau, qui décrit trois types de « batteries » : la main droite, qui passe par dessus la main gauche en bondissant d’un côté à l’autre du clavier ; les notes répétées aux deux mains, qui agissent alors telles de petits marteaux, comme dans le 4edouble de la Gavotte ; le passage du second doigt par dessus le pouce, qui permet d’écrire des batteries de main gauche véloces, qui font gronder le clavier tout en percutant les basses, comme dans l’explosive Marche des Scythes,où les basses martelées sont d’une aussi stupéfiante modernité que dans le dernier double de la Gavotte de Rameau.

La folle Marche des Scythes de Pancrace Royer, dans la version originale pour clavecin par Jean Rondeau, et sous les doigts du pianiste d’Alexandre Tharaud.

https://philharmoniedeparis.fr/fr/activite/recital-piano/20297-alexandre-tharaud

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