Ô temps ! Suspends ton vol…

« Ô temps ! Suspends ton vol »… le vers de Lamartine pourrait sortir de la bouche de Bellezza, la jeune allégorie du Trionfo del tempo e del disinganno de Haendel, qui cherche à échapper aux mâchoires de l’implacable Chronos, tout d’abord en s’étourdissant dans l’intensité du Plaisir de l’instant, puis en partant à la recherche d’un temps d’une autre nature. Le même cheminement spirituel traverse la cantate de Bach Mein Herz schwimmt im Blut, tandis que la cantate Ich habe genug l’a déjà dépassé : le monde est derrière et le sommeil, éternel et serein, déjà là.

Si le langage théologique du début du XVIIIe siècle est un peu lointain, la question qui préoccupe Bach et Haendel est bien actuelle : que l’être humain soit à l’aube de sa vie comme Bellezza, ou rassasié de jours comme le Siméon du cantique que paraphrase Ich habe genug, il passe sa vie à tenter de saisir des instants d’éternité, dont l’intensité pourrait dilater cette marche inéluctable qui mène au néant. Et c’est précisément là que réside le paradoxe auquel Bach et Haendel se sont bien souvent confrontés : la musique est un art du temps, du temps rythmé (le chronos), qui pourtant permet de mettre en sons une idée de l’éternité. 


La version pour soprano solo de la cantate Ich habe genug met en valeur la flûte dont le timbre feutré et doux rappelle l’ouverture instrumentale de la cantate BWV 106 (Actus tragicus), où les flûtes à bec dominent avant que les premiers mots, Gottes Zeit (temps de Dieu) ne soient chantés. Ich habe genug s’ouvre directement sur un air dans lequel la flûte fait entendre une longue ligne mélodique qui sera reprise par la voix, avec laquelle elle s’entrelace jusqu’à la fin de l’air.

Sous la plume de Bach et Haendel, les œuvres vocales que sont cantates, oratorio (Il trionfo del tempo) et opéra (Giulio Cesare) font la part belle à l’écriture instrumentale concertante. Les airs avec « instrument obligé » des cantates de Bach sont davantage des duos concertants entre égaux que des airs pour voix seule et accompagnement.  Ainsi, le hautbois solo de l’air Stumme Seufzer (cantate BWV 199, n°2) mène l’introduction avant d’être rejoint par la voix de soprano, dont il se fait le relais de manière imperceptible, comme sur la montée chromatique bouleversante qui porte les « fontaines humides de larmes ». L’instrument à cordes qui accompagne la voix dans Ich, dein betrübtes Kind (n°6) n’est plus son égal, mais son parfait complément : ses notes brèves, plus ou moins ornées selon les versions, font par contraste ressortir la simplicité du choral en valeurs longues que chante la soprano. 

L’écriture concertante, purement instrumentale dans les concertos, ou dans les Sinfonia d’ouverture des cantates, permet dans les œuvres vocales d’explorer la relation entre la voix et l’instrument, qui devient voix intérieure, double, ou contrepoint contradictoire. Et lorsque les parties instrumentales ne sont pas solistes, ce peut être tout le pupitre qui se transforme en virtuose collectif rivalisant avec la voix, tels les violons dans Un pensiero nemico di pace du Trionfo de Haendel, qui pousse la voix dans sa course folle contre le Temps.


Bach comme Haendel révisent, citent, transcrivent à de multiples reprises leurs œuvres. Ils ne procèdent cependant pas de la même manière : Bach a plutôt tendance à développer ce qu’il reprend, tandis qu’Haendel tend à rendre plus concis le matériau initial. Si les deux compositeurs remettent volontiers leurs œuvres sur la table de travail, comme c’est ici le cas, c’est qu’ils portent une attention toute particulière aux forces dont ils bénéficient pour les interpréter. Lorsqu’il compose Giulio Cesare, Haendel taille le rôle de Cleopatra sur mesure pour Francesca Cuzzoni, qui vient d’obtenir un succès fulgurant à Londres dans son Ottone : une couleur de voix magnifique jusque dans l’extrême aigu, des qualités expressives hors pair dans les airs sensibles, et une facilité rare pour l’exécution des trilles et ornements. 

Les révisions des œuvres de Bach montrent une attention portée davantage sur les parties instrumentales que sur l’adéquation de la ligne vocale aux capacités des chanteurs, qui ne sont pas les rossignols de renommée européenne qui chantent pour Haendel. Il modifie les tessitures, les tonalités, et les instruments solistes : Ich habe genug existe dans 4 versions, et celle pour soprano de 1731 voit la partie de hautbois transformée en partie pour flûte. C’est aussi la partie d’instrument soliste qui change de destinataire dans la cantate BWV 199 : alto solo dans la première version, violoncelle dans la 2ème, viole de gambe dans la 3ème, et violoncelle piccolo dans la dernière !

Bach n’a en effet pas toujours les mêmes instrumentistes à disposition : à Coethen, les cordes de l’orchestre sont remarquables, ce qui n’est pas le cas à Leipzig, où le compositeur peut en revanche s’appuyer sur ses fils aînés au clavier. Le concerto pour clavecin en  mineur BWV 1052 est probablement la transcription d’un concerto pour violon antérieur dont on a tenté de reconstituer la partition. On suppose qu’il a été composé avant 1726, date de la cantate BWV 146, qui reprend son premier mouvement palpitant, lequel jamais ne laisse l’organiste ou l’auditeur en répit, particulièrement dans les cadences qui, sur des notes répétées, tendent et étirent l’harmonie d’une façon spectaculaire, faisant éclater leur dénouement sur le retour du thème.


Les versions successives du Trionfo, premier (1707) et dernier (1757) oratorio de Haendel, témoignent davantage de l’évolution du rapport de l’auteur à des questions existentielles. Un pensiero nemico di pace fait entendre une Bellezza trépidante, sur des doubles-croches ininterrompues qui crépitent de vie et d’angoisse. La forme da capo est parfaitement adaptée au sujet : la partie centrale contrastante évoque la possibilité d’une autre temporalité, où « le Temps n’est plus le Temps ». La réponse du cardinal romain auteur du livret est la même que celle apportée par les cantates de Bach : au temps du monde se substitue le temps de Dieu. 

Si l’itinéraire spirituel des cantates est parallèle à celui de l’oratorio de Haendel, il n’est toutefois pas identique. La cantate BWV 199 part d’une profonde affliction exposée dans le récitatif expressif qui ouvre la cantate, pour aller jusqu’à la joie du salut apporté par le choral (n°6) et exprimée dans les derniers numéros. La cantate BWV 82 se situe encore au-delà : la confiance est entièrement présente dès son début, et la perspective de l’endormissement définitif perçu comme une béatitude. Nulle trace de la révolte de Bellezza dans la berceuse Ich habe Schlummert, qui prend appui avec souplesse pour mieux suspendre la voix à ses syncopes. La longue ligne aux notes tenues tient sur un fil déjà délivré de l’apesanteur.

Dans le dernier air de l’oratorio de Haendel, la voix de Bellezza, perchée au-dessus d’un accompagnement très léger, semble ouvrir les portes du ciel. Bellezza n’a pas l’âge du Siméon de la cantate de Bach, dont la sérénité serait proprement surnaturelle si elle n’était teintée d’une pointe de lassitude. Lorsqu’elle chante « tu ne verras plus dans mon cœur de souhaits volages ou de vaines ardeurs », elle s’exprime au futur, sur de grands intervalles vocaux qui font entendre un regret déchirant du monde avec une sensualité caractéristique des airs de soprano de Haendel, autant qu’ils ouvrent à ces sons suspendus, dont l’aigu appartient à un autre monde, et la longueur à un autre temps.

Pour citer ce texte : Constance Luzzati, Concert Bach et Haendel de l’ensemble Pygmalion, note de programme pour la Philharmonie de Paris, 19 octobre 2021.

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