L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato

Georg Friedrich Haendel compose L’Allegro, il penseroso ed il moderato au tout début de l’année 1740, pendant un hiver glacial londonien parmi les plus mémorables du XVIIIème siècle. Le froid est tel qu’une foire peut se tenir sur la Tamise gelée, mais que les théâtres peinent à rester ouverts. La direction du Lincoln’s Inn Field, que loue Haendel pour la saison à l’impresario John Rich, a beau promettre de prendre « des dispositions particulières afin que le théâtre reste chaud », et de veiller à ce que des rideaux soient « placés devant chaque porte, et des feux ininterrompus dans le théâtre jusqu’à l’heure de la représentation », les conditions de représentation demeurent difficiles. L’œuvre est toutefois créée immédiatement après sa composition, le 27 février, en même temps que deux des nouveaux concertos de l’opus 6, et que le Concerto pour orgue op. 7 n°1. La liste prestigieuse des cent souscripteurs qui permettent que la partition soit publiée le 21 avril suivant montre la diversité des soutiens de Haendel : elle est composée tant des aristocrates les plus proches du pouvoir royal, que d’impresarios, de poètes, et de sociétés d’amateurs de musique londoniennes et provinciales. Le Gentleman’s Magazinedu mois de mai publie, au sujet de l’Allegro et des compositions contemporaines, un bref poème des plus élogieux, comparant le pouvoir de la musique de Haendel à celui d’Orphée : 

« Si jamais la musique d’Arion a apaisé les déluges, Et si jamais Orphée a fait danser les bois ; Pourquoi les arbres et les forêts britanniques ne se pressent-ils pas Pour entendre les douces notes du chant de Handel ? Cela montre que la fable est fausse, Car les mers et les bois, quand Handel joue, se mettraient en mouvement. »

Des outrances antagonistes aux doux plaisirs de la Modération

L’œuvre de Haendel relève d’un genre hybride, à mi-chemin entre l’ode – il a achevé l’Ode for Saint Cecilia’s dayquelques mois auparavant – et l’oratorio : non dramatique, elle est allégorique et morale, comme Il trionfo del Tempo e del Disinganno (1707), son premier oratorio. L’Allegro (L’Allègre) et Il Penseroso (Le Pensif) sont ainsi mis en opposition dans les deux premières parties de l’œuvre, avant qu’Il Moderato (Le Modéré) ne trouve le moyen de rapprocher ces contraires. Cette construction en trois parties a été pensée par Haendel lui-même, qui a demandé à Charles Jennens, déjà auteur des livrets de Saul et Israel in Egypt, d’écrire une troisième partie susceptible d’opérer ce rapprochement. Haendel fera cependant parfois représenter l’œuvre sans cette troisième partie, inégalement accueillie, ainsi que le rapporte Jennens dans une lettre à un ami poète : « Une petite pièce que j’ai écrite à la demande de Mr Handel pour qu’elle soit jointe à L’Allegro, il Penseroso de Milton, à laquelle il a donné le nom de Il Moderato, et qui unissait ces deux poèmes indépendants en un dessein moral unique, suscita des jugements insolents de je ne sais qui. J’en ai surpris un au théâtre disant qu’elle était effectivement moderato, et que les beaux esprits du Tom’s Coffee House l’ont honorée du nom de moderatissimo… »

Les deux premières parties sont reconfigurées à partir d’un texte de John Milton, poète et érudit du siècle précédent, unanimement admiré par les contemporains de Haendel, tant pour la qualité de ses vers que pour la profondeur de sa pensée. Ce n’est pas Jennens mais James Harris qui en effectue l’adaptation, modifiant peu les vers originaux, mais réaménageant l’ensemble de la structure du poème original. Ce dernier consacrait une partie à L’Allegro, puis la suivante au Penseroso : pour accroître l’intérêt musical de l’opposition en permettant que celle-ci favorise les contraste musicaux, Harris fractionne le poème et fait alterner l’Allègre et le Pensif de manière plus rapprochée. Ainsi, les premiers vers de l’un sont suivis par les premiers vers de l’autre. Le revirement d’atmosphère est frappant entre les deux premiers airs, « Come, thou Goddess fair and free », chanté par L’Allegro, sur un rythme vif, une harmonie lumineuse, avec un orchestre dominé par la couleur éclatante des hautbois, et « Come rather Goddess sage and holy », chanté par Il Moderato, dans un rythme lent, solennel et pointé, sur une harmonie et une couleur orchestrale plus sombres. La structure dialogique de la musique de Haendel repose sur ces seuls contrastes musicaux, car il a fait le choix de s’écarter d’une forme dramatique où un personnage serait associé à une voix : ici c’est un ténor qui chante le premier récit de L’Allegro, puis une voix de soprano qui chante le récit du Penseroso, tandis que les deux airs qui suivent, Allègre et Pensif, sont également chantés par la voix de soprano.

La troisième partie, Il Moderato, propose un compromis qui lisse les oppositions des deux premières. L’ensemble de la dramaturgie repose sur l’alternance de récits, d’airs, et de quelques chœurs, comme dans l’opéra et l’oratorio du temps de Haendel. Le compositeur n’a pas choisi de confronter les oppositions de manière simultanée, par exemple dans des duos, mais de les faire alterner. Seul Il Moderato s’exprime en réunissant deux voix solistes, intimement jointes dans le duo « As Steals the Morn upon the Night », célébrant la Raison qui dissipe les ombres et « révèle la Lumière de l’intelligence ».

« Et si jamais Orphée a fait danser les bois… »

Le livret emprunte largement au registre pastoral, figuré par des images musicales vives et évocatrices. Le poète, qui compare la puissance de la musique de Haendel à celle d’Orphée, n’a pas tort en disant que si les arbres, les mers et les forêts pouvaient se mettre en mouvement, ils le feraient sous la plume du compositeur. Ainsi le récit « Moutains on whose barren breast » dessine par sa ligne mélodique et rythmique successivement les montagnes, les larges fleuves, ainsi que les tours et créneaux qui dépassent de la cime des arbres. Le récit « There held in holy passion still » est tout aussi évocateur, à la fois d’un temps qui se fige dans une harmonie immobile, et de la pesanteur du plomb qui amène la voix aux confins de sa tessiture grave. Le musicien William Hayes, haendélien convaincu qui a largement contribué à la diffusion des œuvres du compositeur, écrit à juste titre qu’il « n’est pas de scène décrite par Milton, si Claude Lorrain ou Poussin la devaient peindre, qui pût apparaître dans des couleurs plus vivantes, ou dont l’idée pût être plus fidèlement rendue, que ne l’a fait notre grand musicien par son arrangement pittoresque des sons musicaux ; et avec cet avantage que ses tableaux parlent. »

L’orchestre, d’une richesse exceptionnelle, vient colorer et souligner les images portées par le discours musical, tel le cor dans l’air « Mirth, admit me of thy crew », indissociable de la chasse. L’utilisation du carillon dans l’air « Or let the merry bells ring round » est plus inhabituelle : on sait que Haendel avait élaboré, pour Saul, un carillon que Jennens décrit comme « un instrument très étrange qu’il appelle carillon et que certains appellent un Tubelcain, […] parce qu’il est à la fois dans la fabrication et le ton comme un ensemble de marteaux frappant sur des enclumes ». Haendel va jusqu’à faire intervenir un contrebasson, instrument rarissime au XVIIIème siècle, dans le chœur « There let the pealing organ blow », qui met par ailleurs l’orgue au premier plan, figurant ainsi directement le texte tout en valorisant les talents d’interprète et improvisateur du compositeur, virtuose du clavier autant que de la plume.

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