Enchanteresses : à l’opéra, l’habit (ou la baguette) fait la magicienne

Les rôles à baguette

« Quand elle commençait à s’émouvoir et à chanter, […] ouvrait les bras et levait la tête d’un air majestueux […], on ne voyait plus qu’elle sur le théâtre et elle paraissait seule le remplir. » « Elle » est Marie Le Rochois (1658-1728), louée par Titon du Tillet comme l’actrice chantante ayant inspiré tant Armide de Lully que Médée de Charpentier. Repérée par le compositeur Pascal Colasse pour son registre de bas-dessus, elle est formée par Lully lui-même.

Après le retrait de la scène de Mademoiselle de Saint-Christophe en 1683, pour qui Lully avait imaginé la figure de Médée dans Thésée et des héroïnes qui lui succèdent, elle chante la quasi-totalité de ses tragédies. Sa maîtrise des graves de la voix et son charisme favorisent le développement des rôles dits « à baguette », du nom de l’instrument que ces reines, divinités, et surtout magiciennes tiennent en main. Elles sont remarquées autant pour leurs qualités dramatiques que pour leurs aptitudes vocales. Ainsi le Nouveau Mercure galant écrit : « on ne peut rien ajouter aux applaudissements qu’a reçus Mlle de Saint Christophe, non seulement pour avoir bien chanté, mais pour être entrée dans la passion tantôt de la plus forte manière, tantôt de la plus touchante, selon que la diversité du sujet le demandait ».

Marie Le Rochois, qui lui succède à l’Académie Royale de Musique, prend sous son aile les trois grandes chanteuses qui prendront sa suite : Marie-Louise Desmatins, danseuse avant que sa carrière ne connaisse une ascension fulgurante dans les rôles de déesses et de magiciennes, est Circé dans Canente de Colasse, Argine dans Omphale de Destouches, et Capis dans Scylla de Gatti. Après le retrait de la scène de Mademoisselle Desmatins, son amour excessif de la bonne chère ayant eu raison de ses aptitudes à y exercer, Françoise Journet devient l’enchanteresse en chef de la scène parisienne. Elle est la Médée de Salomon, bien qu’elle suscite un enthousiasme inégal, chez Destouches en particulier, qui voit en elle une somptueuse comédienne davantage qu’une grande musicienne.

Mademoiselle Antier lui reprend la baguette à partir de 1718, propulsée par sa voix travaillée avec Marie Le Rochois, sa beauté qui lui permet de puissantes conquêtes – rien moins que l’intendant général des Menus Plaisirs et le Fermier général –, et surtout par la large étendue de sa voix. Elle est Pircaride, la Princesse des génies du feu sous la plume de Mademoiselle Duval, puis Circé dans Sylla et Glaucus de Leclair. Quand Mademoiselle Levasseur reprend les habits d’Armide, entièrement retaillés pour l’occasion par Glück qui entend à un siècle d’écart se mesurer à Lully par le truchement des vers de Quinault, elle revêt un habit de magicienne bien identifié dont le public goûtera les moindres variations.

Véronique Gens, Les talents lyriques direction Christophe Rousset

Merveilleuse tragédie

Or, ce n’est pas une variation mais une révolution que propose Glück dans son Armide ! La tragédie en musique dont les contours avaient été définis par Lully à la fin du XVIIème siècle, est profondément rénovée par la conception musicale de Glück qui veut représenter de façon plus réaliste les passions humaines. Glück n’abandonne pas le merveilleux, qui fonde la tragédie en musique et la distingue de la tragédie dramatique. Les enchantements, maléfices et personnages surnaturels, non seulement ne heurtent pas le principe de vraisemblance, mais, à l’opéra, le fondent. Thésée de Lully, dans lequel apparitions, invocations et transformations merveilleuses abondent, s’est maintenu au répertoire de l’Académie Royale de Musique une centaine d’années, jusqu’à création des opéras de Glück. 

Charpentier s’inscrit dans le modèle lullyste, tout en déployant des recherches harmoniques et orchestrales qui surprennent le public, ainsi qu’en témoignent des refrains sur Charpentier qui « Répandit dans Médée avec trop d’abondance / Les charmes déplacés d’une haute science », tandis que d’autres proclament que « c’est celui de tous les opéras sans exception dans lequel on peut apprendre plus de choses essentielles à la bonne composition ».

Le merveilleux est propice à la création de décors, de costumes et de machineries somptueuses dont le public de l’Académie Royale de Musique est friand. Berain orchestre huit changements de décors dans Circé, qui sont pour beaucoup dans son succès. Il en est de même pour ce qui concerne Médée et Jason de Salomon, dont les machineries spectaculaires (char mené par des dragons volants, nuage qui s’évanouit) conquièrent les spectateurs. 

Le genre évolue tout au long du XVIIIème, par exemple dans Scylla et Glaucus de Leclair qui, de façon inhabituelle à cette époque, relie l’ouverture au drame, faisant entendre dans l’ouverture la musique qui appartiendra à l’invocation de Circé, « Noires divinités de la rive infernale ». 

Impuissante puissance

Toutes les héroïnes à baguette sont des femmes puissantes : magiciennes ou déesses, leurs pouvoirs surnaturels devraient leur ouvrir les portes des palais comme des cœurs. Or il n’en est rien, en amour elles sont malheureuses toujours. Elles sont, sur ce point de fragilité, plus humaines et sincères que les humains qui les entourent et les humilient, bien que leur jalousie et leur douleur provoque les plus terribles tragédies. Ainsi la Médée de Thomas Corneille et Charpentier attire presque l’empathie de l’auditeur tant elle est touchante, avant que sa vengeance n’aie raison d’elle. L’invocation qu’elle chante à la scène 3 de l’acte III de l’opéra, soit en son centre, est un moment de basculement musicalement impressionnant.

Shira Patchornik, Camille Delaforge, Roxana Rastegar

Médée est l’une des héroïnes favorites de ces tragédies : l’épaisseur référentielle du personnage est telle qu’elle ne peut être vue par le prisme d’un unique opéra. Pour le spectateur de Médée et Jason de Salomon, la magicienne est une variation de la Médée du Thésée de Lully, de la Médée de Charpentier, de celles de Pierre Corneille, Euripide et Sénèque. Circé est l’autre puissante figure féminine vouée à l’abandon, récurrente dans ces tragédies en musique. Chez Colasse, elle est rusée et violente, insensible à la pitié et inhabituellement peu nuancée pour un rôle de ce type. Sous la plume de Desmarest, elle est au contraire profondément sincère, à la différence d’Ulysse : amoureuse, elle est aussi vulnérable que cruelle. Le large panel de passions qui sont les leurs – fureur, douleur, jalousie, amour –, associé à leur qualité surnaturelle qui permet à la musique de sortir de son cadre ordinaire, leur offrent les plus spectaculaires et touchantes pages de musique de ces tragédies.

PS : les italiens avaient déjà pensé à profiter des opportunités musicales formidables offertes par les magiciennes qui pètent un plomb / invoquent les forces des ténèbres. Mention spéciale à Cavalli, dans une version où Médée décoiffe avec densité, présence et sobriété.

Adèle Charvet, Le poème harmonique direction Vincent Dumestre

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