Le Paris des années 1900 fut incontestablement une très belle époque pour le répertoire de la harpe. La rivalité entre la harpe chromatique de la maison Pleyel et la harpe à pédales de la maison Erard fut à l’origine de plusieurs commandes, dont les Danses pour harpe et orchestre à cordes de Claude Debussy. Les qualités de plusieurs interprètes, pour la plupart élèves d’Alphonse Hasselmans, éveillèrent l’intérêt des compositeurs de leur temps. Deux d’entre elles ont suscité les plus belles pages du répertoire original de l’instrument : Henriette Renié et Micheline Kahn, d’une dizaine d’années sa cadette. Si c’est à Micheline Kahn que sont dédiées les délicates et subtiles pièces de Fauré et Ravel pour harpe seule ou ensemble de chambre, c’est Henriette Renié qui permit à des compositeurs non harpistes d’envisager la harpe comme un instrument soliste et concertant. Certes, les virtuoses du XIXème siècle que furent Elias Parish-Alvars, Felix Godefroid, ou encore Albert Zabel, avaient composé des concertos pour leur instrument, et leur exécution brillante avait enthousiasmé le public. Ils n’éveillèrent cependant pas la curiosité et l’intérêt des compositeurs qui leur furent contemporains au point de susciter la création de concertos.
Enfant prodige, très jeune titulaire du premier prix de harpe du conservatoire, Henriette Renié suit ensuite, de façon très inhabituelle pour une jeune femme de son époque, les classes d’harmonie, de fugue, et de composition. Elle commence la composition de son concerto pour harpe alors qu’elle est encore élève dans la classe de Théodore Dubois. Celui-ci soutient cette première grande œuvre, et incite Camille Chevillard, le chef d’orchestre des concerts Lamoureux, à mettre la pièce au programme. La création, le 2 mars 1901 est appréciée, ainsi que le relate la revue des grands concerts du journal Le Ménestrel : on a pu entendre un « concerto pour harpe qui fait valoir toutes les ressources de cet instrument et que son auteur, Mlle Henriette Renié, a interprété avec toute la virtuosité requise. »
Dès le premier thème se dessine le goût de Renié pour une harpe orchestrale, qui fait usage du registre grave beaucoup plus que ses contemporains, et de larges accords. Les arpèges, très idiomatiques de l’écriture de l’instrument, sont utilisés par Renié pour développer la puissance sonore, et non pas pour en souligner un caractère gracile ou éthéré. L’œuvre témoigne de véritables qualités d’orchestration, faisant dialoguer la harpe et l’orchestre de multiples façons : par l’alternance de la harpe et du tutti, qui se partagent la ligne mélodique, ou encore dans des moments d’écriture soliste où Renié utilise l’orchestre comme dans une œuvre de musique de chambre.
Le second mouvement du concerto débute comme un cantique religieux épuré, d’abord énoncé par la harpe puis repris par l’orchestre, avant d’être transformé par des harmonies chromatiques, développant des affects suaves et tendres. La harpe y est par moments virtuose, mais la démonstration de cette virtuosité ne semble jamais être l’objectif, tant celle-ci reste maintenue sous le joug de l’expressivité.
La composition plus tardive du troisième mouvement est manifeste : l’esthétique semble moins inspirée de Fauré et Franck, et davantage imprégnée de l’atmosphère fantastique presque narrative qui sera caractéristique des plus célèbres pièces de harpe seule de Renié, telles la Ballade fantastiqued’après Poe, La Danse des lutinsd’après Walter Scott, mais surtout la Légende, contemporaine de la création du concerto. La parenté entre la technique instrumentale mise en œuvre et les enchaînements harmoniques des deux œuvres est frappante, et le début du dernier mouvement du concerto semble par moments tout autant imprégné des Elfesde Leconte de Lisle que l’est la Légende.
Théodore Dubois, professeur puis ami de la jeune harpiste, sera toujours enthousiaste à l’égard l’interprète ainsi que de ses talents de compositeur : « Ses œuvres ont une solidité, une puissance de construction remarquables. Les harmonies serrées, savoureuses, la déduction, l’intérêt, le caractère des développements en font un disciple fervent de Beethoven et de Schumann. Quelques longueurs sont à regretter. Malgré cela, on se sent en présence d’un maître inspirant l’admiration et le respect. » La création du concerto de la jeune harpiste en 1901 l’incite à composer une Fantaisiepour harpe et orchestre, créée en mai 1903 à la salle Erard. Le Ménestrelloue à nouveau l’œuvre autant que l’interprète : « Le concert donné à la salle Erard par la charmante et remarquable harpiste Mlle Renié a été un véritable enchantement. Il y a eu gros succès pour la nouvelle fantaisie pour harpe et orchestre de M. Théodore Dubois, admirablement exécutée par la jeune virtuose et les musiciens de M. Chevillard. »
La construction de sa pièce fait penser à celles de son aîné César Franck, qu’il fréquenta plusieurs années en tant qu’organistes de Sainte Clothilde : en trois mouvements enchaînés, son thème cyclique est donné à entendre dans tous les mouvements, varié de multiples manières. L’écriture pour harpe est assez classique et de très bonne facture, parfaitement adaptée à l’instrument. Dubois a longtemps été éclipsé par ses jeunes contemporains, comme Ravel, qu’il peinait à comprendre : « Après avoir applaudi la première symphonie de Schumann et ma Fantaisie(pour harpe), il (le public) a accueilli frénétiquement une suite : Daphnis et Chloé, de Ravel, qui est bien la chose du monde la plus baroque, la plus décousue, la plus longue, la moins musicale qu’on puisse imaginer. (…) Je me demande si cela aura une fin ou si nous assistons à l’avènement d’un art nouveau ! Je suis trop âgé maintenant pour voir la suite ! »Il est probable que le conservatisme des vieux jours de Théodore Dubois ait contribué à le faire quelque peu oublier, bien que son œuvre soit largement digne d’intérêt : on ne peut que se réjouir de ce premier enregistrement au disque de sa Fantaisiepour harpe.
Le Concertztückde Pierné est créé la même année que la Fantaisiede Dubois (1903), mais exploite davantage les innovations et possibilités de l’écriture pour harpe développées par le concerto de Renié. On peine par moments à imaginer que le compositeur de cette pièce de concert n’est pas harpiste, tant les thèmes qui émergent de la volubile écriture harmonique en arpèges tombent bien sous la main de l’instrumentiste. Pierné, qui dirige l’orchestre des concerts Colonne à compter de 1903, et en sera le chef d’orchestre principal après 1910, grand défenseur de la musique moderne, maîtrise parfaitement toutes les subtilités de l’orchestration. Il utilise à merveille les possibilités de dialogue entre vents et harpe, la transparence de l’écriture des cordes, tout autant que la large écriture orchestrale en tutti de la fin de l’œuvre. La pièce, en trois mouvements enchaînés, combine la qualité de l’écriture pour harpe de Renié avec l’expérience de chef et de compositeur de Pierné, qui manie l’harmonie avec davantage de finesse que la jeune harpiste.Le Morceau de concertde Saint-Saëns, l’une des dernières pièces du compositeur (1918), est de facture traditionnelle, tant dans la forme, l’orchestration, que l’harmonie ou l’écriture pour harpe, fondée sur des arpèges de quatre sons, des gammes et des glissandi. La pièce est à ce titre davantage proche de la Fantaisiede Dubois que du Concertztückde Pierné. Les mouvements s’enchaînent dans une forme continue, comme chez Dubois ou Pierné, mais au sein d’une forme en arche qui fait ré-entendre à sa fin l’introduction en larges accords et glissandi. Saint-Saëns privilégie l’alternance entre la harpe et l’orchestre à la superposition, excepté lorsque les cordes se font légères et que la harpe vient iriser les couleurs orchestrales d’une écriture perlée qui évoque le moment suspendu de l’Impromptu de Fauré. Les mélodies, de style simple et populaire, sont variées par l’orchestre et par la harpe, dont l’écriture instrumentale est aussi réussie que celle de la célèbre Fantaisiepour violon et harpe de 1907. La coda déploie un moment de brio virtuose qui vient clore l’œuvre en apothéose.
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Pour citer ce texte : Constance Luzzati, Belle époque, pochette de disque pour Emmanuel Ceysson, Paris, Naïve, 2015.