Musiques américaines : Barber, Bernstein, Copland, Reich…

Charles Ives, père de la musique américaine ?

Le compositeur Charles Ives est, de façon paradoxale, considéré comme le père de la musique moderne américaine : isolé, il a peu été joué de son vivant et n’a été reconnu comme un créateur majeur qu’au milieu du XXèmesiècle ; il n’a donc pas eu de disciples en ligne directe. Cette filiation à distance a probablement été recherchée par les compositeurs des générations suivantes en raison de l’extrême diversité stylistique de son œuvre, et de la recherche d’américanité musicale dont elle témoigne. Il expérimente, dans les années 1900, tous les langages et esthétiques : tonalité, atonalité, polytonalité, musique aléatoire, jeux atour du son, parodie et jazz. Si The Circus band (1898), dont il existe plusieurs versions, puise sont inspiration dans la musique populaire, la mélodie The Waiting soul est contemporaine des grandes œuvres à dimension métaphysiques de Ives : The unanswered question (1908) et Concord Sonata, monument inspiré des philosophes transcendantalistes américains dont il débute la composition l’année suivante. 

Racines romantiques

Le romantisme européen imprègne longtemps la musique américaine. Le langage expressif et harmonique de la pianiste Amy Beach, première femme à composer de la musique aux Etats-Unis (à partir des années 1885), semble puiser ses racines dans celui des grands pianistes du début du XIXèmesiècle, tel Chopin. Samuel Barber, une cinquantaine d’années plus tard, évolue également dans un univers musical qui fait la part belle à la mélodie et au lyrisme. C’est d’ailleurs cet aspect de son œuvre qui lui vaut d’accéder à la célébrité, lorsque Toscanini dirige pour la première fois son Adagio pour cordes, en 1938. Sure on this shining night est issu de 4 chants composés entre 1937 et 1940, initialement pour voix seule et piano, avant d’être arrangés pour chœur. Il y affine son art de la romance, déployant une longue mélodie au-dessus d’accords-pulsation.

Les 10 textes monastiques médiévaux des Hermits songs, pour anciens qu’ils soient, ont poussé le compositeur dans une direction plus moderne : « J’y suis venu par le biais de quelques poèmes du Xèmesiècle, traduits en anglais moderne par différentes personnes, et j’ai fait d’eux un cycle de chansons… je les trouve directs, intacts et souvent curieusement de sentiments contemporains ». The Crucifixion est mis en musique avec une économie de moyens particulièrement efficace, qui articule la ligne vocale sobrement incantatoire de la voix avec un accompagnement pianistique épuré, éclairé par les tintements de la main droite dans le registre aigu. 

Nouvelles textures et surfaces sonores

John Cage comme son ami Morton Feldman partent, dès le début de leur carrière respective, en quête de nouveaux espaces sonores. Cette quête puise son origine dans des sources différentes : si Cage puise son inspiration hors de la musique, dans la littérature et la spiritualité, Feldman réinvente le rapport au son d’une façon qui est à la fois purement sonore, tout en faisant référence à la surface picturale. The wonderful widow of eighteen springs est la première œuvre de Cage (1942) inspirée par Finnegans Wake de James Joyce, qui suscitera nombre d’autres pièces. Le texte, comme la musique, fait écho à des sensations, le sens demeurant souvent obscur. Trois notes répétées à la voix non vibrée évoquent une forme d’hypnose, accompagnée par une partie de piano-percussions, où le pianiste n’utilise jamais les touches mais frappe le bois de l’instrument. La tonalité, laissée à la libre appréciation du chanteur, introduit un élément aléatoire – aléatoire qui prendra davantage d’ampleur dans les œuvres ultérieures du compositeur, jusqu’à devenir une des caractéristiques principales de son écriture.

Le Nocturne pour violon est quant à lui composé pendant une période où Cage est fortement attiré par les philosophies orientale et chrétienne médiévale, où il étudie le bouddhisme zen avec assiduité. Il se distancie alors des systèmes qui organisent les sons, pour s’intéresser au son lui même, ainsi qu’au silence, qui prend dans le Nocturne autant d’importance que les sonorités minimalistes du violon et les accords diaphanes et résonants du piano.

The Viola in my Life (1970) de Morton Feldman fait entendre des sons tout aussi ténus à l’alto, qui semblent presque indépendants des ponctuations du piano. Il est impossible de sentir un tempo, une métrique ; le temps semble comme aboli, ou tout du moins non mesuré. C’est là le principal point d’intérêt compositionnel pour Feldman, qui s’attache à transformer le chronosen surface sonore : « ce qui m’intéresse c’est d’obtenir du temps dans son existence non structurée. C’est-à-dire, ce qui m’intéresse, c’est la manière dont cette bête sauvage vit dans la jungle – non au zoo. Je m’intéresse à la manière dont le temps existe avant que nous posions nos pattes sur lui – nos intelligences, nos imaginations, en lui. »

Quand le bruit devient musique… et le dessin partition

Nombre de pièces utilisent les sons d’une façon non traditionnelle, qui se passe de portées et de notes : il existe un lien entre l’intégration de sons qui n’ont pas de hauteur ou de durée mesurable en pulsation, et la création de partitions non conventionnelles. Ainsi, les partitions graphiques de Morton Feldman préludent aux surfaces sonores qu’elles suscitent. Steve Reich, dans Clapping music, se passe non pas de rythmes mais de hauteurs, tandis que Cathy Berberian fait appel à un dessinateur pour exprimer ses onomatopées, inouïes et jamais vues dans une partition imprimée. Clapping music se situe à une période charnière des procédés compositionnels de Reich, qui abandonne à ce moment le processus progressif de changement de phase dans sa musique. C’est également une pièce pour musiciens, sans voix ni instruments : « En 72 j’ai composé Clapping music parce que j’avais envie de créer une pièce qui ne nécessiterait pas d’autre instrument que le corps humain ».

Stripsody utilise la voix de la chanteuse à la fois en tant que voix, et en tant qu’instrument humain. Cathy Berberian innove radicalement avec cette pièce qu’elle pensait légère et sans conséquence, mais qui a retenu l’attention de tous, bien qu’elle ait été créée la même année que des œuvres majeures comme la Sequenza pour voix de Berio. Stripsody est une rhapsodie de strip cartoons, un collage d’onomatopées de bandes dessinées, de citations de super-heros de comics et de tubes radiophoniques. La bande dessinée avait été récemment hissée au rang de miroir de la société par des penseurs comme Roland Barthes ou Umberto Eco, lequel mesure la puissance visuelle de la voix de Berberian : « maître des sons, (elle) a réussi à créer avec sa voix des représentations spatiales et même des scénarios comiques, des séquences d’événements visibles ». Eugenio Carmi dessine les « boums », « bangs » et autres « splash », qui ne sont pas sans faire penser aux « splash », « plop » et « crip crap » de Gainsbourg et Bardot.

Jazz et cultures populaires comme identité américaine

À l’inverse de Gershwin, jazz-man qui voulait faire de la musique savante, Aaron Copland fut un musicien savant qui voulait se nourrir du jazz. Il l’utilise comme un élément clé, un ferment national pour la musique américaine, de façon tout à fait manifeste dans Ukulele sérénade. Gershwin, pianiste léger et compositeur en vogue de comédies musicales pour Broadway, aspirait à la composition de 24 préludes, à l’image d’ensembles antérieurs d’auteurs classiques. Il en écrira finalement trois, modèles de l’alliance entre le jazz et la culture classique américaine du début du XXèmesiècle. Ils voient le jour presque en même temps que la célèbre Rhapsodie in blue, créée en 1924. Le rapport entre musique savante occidentale et jazz s’inverse à nouveau sous la plume de Leonard Bernstein, qui sort de Harvard lorsqu’il arrive à la tête de l’Orchestre Philharmonique de New York, et se plait à écrire des comédies musicales, dont le succès fut fulgurant pour West Side Story, et différé pour Candide, dont Glitter and be gay est extrait. Sous la plume de Bernstein, Copland et Gershwin, mais déjà sous celle de Charles Ives, la musique savante américaine du XXèmesiècle semble avoir pour identité sa capacité sans équivalent à faire dialoguer expérimentations aventureuses, lyrisme romantique et musiques populaires. 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut
Tweetez
Partagez