Une croix au pays des elfes. Musiques chorales de Mendelssohn

Sur l’aile de Bach

L’intérêt que Félix Mendelssohn nourrit pour la musique de Jean-Sébastien Bach irrigue sa musique religieuse, tant dans ses formes (oratorio, cantate, motet) que dans son contenu, qui se réfère au style de son prédécesseur sans jamais aller jusqu’au pastiche. Ainsi, il écrit en 1831 à son ami Eduard Devrient, quelques mois après avoir achevé la cantate Vom Himmel Hoch :

si j’ai écrit plusieurs morceaux de musique religieuse, c’est que j’en ressentais le besoin. […] Si les paroles m’ont impressionné de la même manière que le vieux Bach, je n’en dois être que plus content : car tu ne penses pas, j’imagine, que je copie ses formes sans rien mettre dedans.

La référence à la musique ancienne imprègne inégalement les mouvements : elle est aussi absente de l’air de la soprano, qui plane au-dessus d’une orchestration d’une grande fluidité, mi-aérienne mi-aquatique, qu’elle est omniprésente dans le grand chœur d’ouverture. Il y cite le choral qui donne son titre à l’œuvre, attribué à Martin Luther et repris à de nombreuses reprises par Jean-Sébastien Bach. 

Mendelssohn, Christus, Radio Philharmonic Orchestra & Netherlands Radio Choir, direction Jan Willem de Vriend

Seules les deux premières sections de l’oratorio Christus, envisagé par Mendelssohn dès 1844 mais inachevé à sa mort en 1847, ont été partiellement mises en musique. Elles évoquent les passions de Bach : on y entend un chanteur soliste (soprano pour la nativité, ténor pour la passion) qui a la fonction d’un évangéliste-narrateur, des chœurs de foule (turbachez Bach), et des chœurs qui représentent l’assemblée, chantant des chorals. Wie schön leuchtet der Morgenstern, qui clôt la première partie après le trio des mages, est l’un des plus célèbres chorals de Noël. Les chœurs de la deuxième partie, plus développée, se distinguent : le « kreuzige ihn », « crucifie-le », fait une entrée chromatique toute en tension, poussée par l’orchestre qui fait éclater une colère pleine de consonnes. Celui qui précède le choral final est, à l’opposé, tout de tendresse et d’affliction, qui s’expriment dans de longues phrases legato.

Mendelssohn, motets op. 69, ensemble Aedes, direction Matthieu Romano

Mendelssohn, comme Wolfgang Rihm, s’inscrit dans la lignée des formes anciennes en s’intéressant au motet a capella. L’opus 69 de Mendelssohn, composé l’année de la disparition de sa sœur Fanny, comporte des cantiques qui sont à la fois liés au temps de Noël et porteurs de l’idée d’un repos éternel. L’absence d’accompagnement et l’écriture contrapuntique du motet Herr, nun lässest / Nunc dimittis font écho, dans une couleur harmonique romantique, à la polyphonie ancienne dans laquelle chaque vers est repris en imitation sur un même motif musical, à toutes les voix. Les Fragmenta passionis de Rihm font référence au même passé, de façon plus distanciée. L’écriture graphique organise un « parler musicalisé » polyphonique, qui va du chuchotement jusqu’au cri, faisant claquer les consonnes d’une foule avide de crucifixion avec une puissance égale à celle du Christus de Mendelssohn, bien qu’avec des moyens musicaux différents. L’anthem Am Charfreitag, pour le vendredi saint, est un bref chœur a capella dépouillé de référence à Bach, dénué d’artifice, qui tire sa puissance d’expression de son écriture épurée.

Surnaturel Sabbat

La Walpurgisnacht est fondée sur un texte de Goethe sous-titré « cantate », distinct de la nuit de Walpurgis du Faust. Il s’agit d’une cantate qui a peu de points communs avec Vom Himmel Hoch, hormis son vaste effectif composé de solistes, chœur et orchestre : elle semble exalter une forme de paganisme, et son écriture est plus proche des opéras fantastiques que de la musique religieuse. Initialement nommé « ballade dramatique », le texte de Goethe reprend tous les codes du genre : une temporalité médiévale, une action nocturne en forêt, une forte présence du sacré, un (faux) sabbat fantastique. La thématique du texte, comme la manière dont Mendelssohn le met en musique, sans interruption entre les scènes, ainsi que le type de vocalité, évoquent les ballades dramatiques pour solistes, chœurs et orchestre de Schumann. 

Schumann, Der Sängers Fluch, Laurence Equilbey, Orchestre de l’opéra de Rouen, Accentus.

La dimension symphonique de l’œuvre s’exprime dès l’ouverture, vaste moment orchestral qui représente plus d’un quart de la Walpurgisnacht. Elle débute à l’emporte-pièce, inquiétante et dramatique. Comme dans les opéras allemands continus de Weber ou Schubert, les effectifs varient sans jamais donner l’impression de numéros clos : tout s’enchaîne, en adéquation avec l’action. Celle-ci se déroule pendant la nuit d’un rite païen qui célèbre la lumière, interdit par un christianisme plus obscur que le paganisme. Les veilleurs chrétiens sont mis en déroute par une mise en scène de leurs propres peurs, les païens se parant d’attributs sataniques dans le seul but d’effrayer leurs oppresseurs. 

Le chœur des veilleurs, léger, staccato, féérique, rapide, est orchestré avec l’aigu du pupitre des cordes et des instruments à vent ; il rappelle l’écriture de la féérie dans le Songe d’une nuit d’été, qui constitue l’un des marqueurs stylistiques les plus forts du compositeur.

Accentus, Insula orchestra, direction Laurence Equilbey

L’exhortation au faux sabbat part dans une direction complètement différente, reprenant les topoï de l’écriture fantastique des opéras de Weber ou Marschner : trilles diaboliques des instruments à vent, chromatismes, écriture vocale qui fait entendre les consonnes finales de façon presque bruitiste (« kommt »), effets orchestraux qui figurent les hululements, harmonies caractéristiques, cuivres martelés, dédoublement du chœur en deux chœurs non mixtes… Ne manquent que les onomatopées pour être transporté sur une scène d’opéra ! Ce moment a suscité l’admiration de Berlioz, qui remarque que « les effets de voix et d’instruments s’y croisent dans tous les sens, se contrarient, se heurtent avec un désordre apparent qui est le comble de l’art. »

Entre Luther et Lumière

La musique est comme transfigurée à l’apparition du lumineux do majeur dont est nimbée la lumière, dans la Walpurgisnacht qui en cet endroit rappelle la Création de Haydn. L’écriture musicale devient religieuse, presque en style de choral, alors associé à la foi des païens. Si la musique religieuse de Mendelssohn emprunte au souvenir de Bach, son christianisme n’est pas celui d’un luthérien du XVIIIème siècle. Petit fils du philosophe juïf Moses Mendelssohn, le texte de son Christus ne garde pas trace de l’antijudaïsme de l’Évangile de Matthieu. Ami du théologien aux idées larges Friedrich Schleiermacher, son oratorio brille de la même lumière que celle des païens de la nuit de Walpurgis, qui souligne sans ambages la victoire de la lumière sur l’obscurantisme et la fait éclater avec la puissance du tutti final.

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