Les compositeurs flamands qui naissent dans les premières années du XVIème siècle appartiennent à plusieurs générations de musiciens qui ont mené l’art contrapuntique à un état de perfection difficilement surpassable. Ils héritent de l’aptitude à construire un discours musical ininterrompu, où toutes les voix se déploient en guirlandes souples et d’importance égale tout en se superposant harmonieusement. Ils l’amplifient encore, dans de vastes polyphonies souvent à 5 voix, qui manifestent une attention à la mise en musique du sens du texte de plus en plus nette.
Paul Van Nevel, mû par l’admiration de cette musique qu’il interprète et analyse depuis plusieurs décennies, émet l’hypothèse que la mélancolie qui émane de cette écriture polyphonique pourrait provenir du paysage vallonné et brumeux qui a vu naître ses auteurs. À l’heure où ceux-ci arrivent en âge de composer, ces étendues ne sont plus que souvenir, une Arcadie perdue peut-être : pris dans le tumulte des plus grandes cours d’Europe, la plupart d’entre eux ne reverront plus la quiétude des paysages flamands. Dotés d’un bagage vocal et compositionnel hors pair, les plus prometteurs de ces jeunes flamands sont en effet envoyés vers le Sud.
La splendeur de la Flandre résidait dans le fait qu’elle exportait non pas des cyclistes, ni des footballeurs, mais des musiciens : des chanteurs et des compositeurs célèbres, à la réputation parfois sulfureuse, aptes à flatter les oreilles des puissants. Ils jouissaient d’une notoriété véritablement internationale, ce qui n’était pas insignifiant dans une Europe où les médias actuels n’existaient pas.
Paul Van Nevel
Berceau flamand
Les jeunes musiciens étaient recrutés pour la capilla flamenca, la chapelle flamande des souverains Habsbourg, par un émissaire qui choisissait les voix les plus remarquables. L’empereur Charles Quint n’est pas le seul, à la mi-XVIèmesiècle, à y rechercher des enfants de chœur comme des musiciens confirmés. Son frère Ferdinand, souverain d’Autriche, ainsi que le duc Albert de Bavière, recrutent sur les mêmes territoires, avec des intérêts parfois conflictuels. Une lettre de Marguerite de Parme à Roland de Lassus, auquel elle demande de suspendre ses recherches de chanteurs afin de laisser la primauté à la Chapelle royale espagnole, en témoigne.
Très-chier et bien amé, nous avons entendu que monseigneur le duc de Bavière, vostre maistre, vous auroit donné charge et commission de lever ès pays de par-deçà aucuns chantres et enffans de cœur pour faire chapelle. Et pour ce que le roy mon seigneur, a aussi naguaires en chargé à aucuns de par-deçà de, pour furnir la sienne en Espaigne, chercher quelques-ungs desdis chantres et enffans, nous vous avons bien voulu donner cestury advertissement, vous requerant et de par Sa Majesté ordonnant, que, qu’il est bien juste et raisonnable que Sadicte Majesté soit servye la première, vous avez à surceoir vostre charge jusques à ce qu’icelle Sadicte Majesté sera servye en ceste endroit ; que lors vous serons volontiers donné toute assistance, à l’effect de vostre commission, et n’y voulez faire faulte. De Bruxelles, le viije de aprvril 1560, après Pasques.
Marguerite de Parme
La biographie des jeunes années des compositeurs flamands nous est rarement connue au-delà d’une date et d’un lieu de naissance, parfois d’un lieu de formation. On sait ainsi que Pieter Maessens, né vers 1505, avant d’être soldat, homme de lettre et compositeur, fut enfant de chœur à Malines, l’un des centres musicaux les plus importants des Pays-Bas, où le jeune Charles Quint fut aussi instruit. Philippe de Monte est né à Malines même en 1621, avant d’émigrer en Italie, où il fréquente à l’occasion Lassus, né dix ans après lui à Mons. « Il divino Cipriano » tant aimé des italiens est né Cyprien en Flandres (Renaix, ca. 1515), de même que Jacobus de Kerle (Ypres, ca. 1631) et le plus tardif de ces musiciens flamands à la carrière méridionale, Giaches de Wert, probablement originaire de Gant (ca. 1535).
Ls rares compositeurs du Nord qui résistent aux sollicitations des recrutements dans des provinces lointaines font, par le truchement de l’impression musicale en plein essor, des carrières tout aussi « internationales ». Ainsi Clemens Non Papa (Jacob Clément), qui n’est peut-être jamais sorti des Pays-Bas, voit sa production presque intégralement imprimée par les deux plus grands imprimeurs du Nord de l’Europe : Susato à Anvers et Phalèse à Louvain, dont les productions sont particulièrement bien diffusée
Même le parisien Attaingnant fait imprimer les chansons de Clemens. La renommée de Wert, Rore et Lassus bénéficie également largement des impressions nombreuses de leurs œuvres qui sont réalisées. Les motets de Wert et Rore sont imprimés par recueils entiers, ce qui n’est pas fréquent, les recueils de chansons profanes étant plus rentables économiquement. Roland de Lassus profite de son établissement à Anvers pendant plusieurs années, à proximité de Susato, pour débuter sa carrière éditoriale, qui se poursuit de façon exponentielle, indépendamment de son initiative : entre 1555 et 1594 paraît chaque mois quelque part en Europe une œuvre de Lassus, des pièces nouvelles mais aussi des anthologies, des réimpressions ou des tirés à part de pièces à succès…
Ars perfecta
Media vita est un motet de Gombert emblématique de sa maîtrise parfaite du contrepoint : chaque vers est assorti d’un motif musical spécifique, repris en imitation par toutes les six voix, et lors des rares moments où plusieurs cadences se superposent de manière simultanée, le compositeur ne fait pas s’interrompre le tissu musical mais fait se tuiler les différents dessins. Le compositeur et théoricien Hermann Finck affirme que Gombert fut l’élève de son célèbre prédécesseur Josquin des Prés, dont il a hérité de l’art de traiter toutes les voix comme d’absolues égales.
Il n’est cependant point besoin d’avoir été l’élève de Josquin pour lui rendre hommage : ainsi Cyprien de Rore, dans la Missa Praeter rerum seriem, s’appuie sur un motet du même nom composé par Josquin des Prés. Si, dans d’autres œuvres, Rore se montre très innovant, dans cette messe il compose dans la tradition flamande, avec une polyphonie continue qui ne se soucie que peu du sens du mot. Seul le misere, chanté sur une note répétée, est traité à part, à la différence de ses madrigaux dans lesquels il se montre coloriste du sens des mots.
Clemens Non Papa écrit une musique qui ressemble beaucoup à celle de Gombert, bien que dans le Qui consolabatur il écrive de manière moins strictement imitative. Le contrepoint y est en revanche tout aussi continu, dépourvu de ruptures de texture ou de rythme. Les lignes s’y étirent et s’y superposent souplement, évoquant la métaphore de Paul van Nevel entre la musique et les collines flamandes.
Clemens Non Papa écrit une musique qui ressemble beaucoup à celle de Gombert, bien que dans le Qui consolabatur il écrive de manière moins strictement imitative. Le contrepoint y est en revanche tout aussi continu, dépourvu de ruptures de texture ou de rythme. Les lignes s’y étirent et s’y superposent souplement, évoquant la métaphore de Paul van Nevel entre la musique et les collines flamandes.
Pieter Maessens pousse à son paroxysme le principe du contrepoint, fondant son motet Tota pulchra es sur une écriture en canon complexe, à laquelle est adjointe une voix supplémentaire ainsi qu’une citation mélodique. Jacobus de Kerle revient quant à lui aux origines du contrepoint, écrivant un Agnus Dei sur la gamme ascendante la plus simple, telle qu’elle était envisagée dans le solfège ancien. La polyphonie est ronde, pleine, dépourvue d’interruptions et d’aspérités, représentative de ce contrepoint flamand bien nommé ars perfecta.
Un art européen
L’art polyphonique du XVIème siècle a beau provenir d’une région très circonscrite, il est réellement européen, tant en raison de l’impression, qui permet que le répertoire se diffuse hors de son territoire de composition, qu’en raison des carrières très mobiles des compositeurs. Les Habsbourg – capilla flamenca du royaume d’Espagne et chapelle de la cour d’Autriche – sont les employeurs les plus prestigieux et mélomanes, suivis de peu par certaines cours italiennes comme Ferrare et Mantoue.
Charles Quint devient roi d’Espagne en 1517, escorté de sa chapelle de musiciens flamands, qui ne le quittent pas. Lorsqu’il succède à Maximilien à la tête du Saint Empire romain, en 1519, il parcourt tant l’Espagne que l’Italie, les territoires germaniques et les Pays-bas, accompagné de ses musiciens. Éduqué par sa tante Marguerite d’Autriche, très mélomane, il est réellement amateur et connaisseur : c’est probablement l’empereur qui décide personnellement des choix des motets chantés à sa messe. Sa chapelle musicale comprend entre 15 et 20 chanteurs adultes et autant d’enfants, ainsi qu’un organiste. Gombert accède donc au plus prestigieux des postes lorsqu’il entre à la capilla flamenca en tant que chantre, puis comme maître des enfants. Ganassi n’est pas avare de louanges à son égard, le désignant comme « maître de chapelle de l’Empereur, homme divin en sa profession, comme peuvent en attester ses œuvres ».
Antoine Perrenot de Granvelle, évêque d’Arras puis archevêque de Malines et ministre de Charles Quint puis de son fils Philippe II, est pour beaucoup dans les nominations musicales à l’échelle européenne. C’est lui qui conseille Manchicourt comme maître de la capilla flamenca sous Philippe II en 1559. Lassus, qui avait dédié un volume de motets à Granvelle en 1556, avait bien compris le pouvoir de ce dernier en la matière.
Philippe de Monte parvient à intégrer la chapelle de Philippe II mais y reste peu, puis tente d’être admis dans celle d’Albert V de Bavière, mais cette fois c’est Lassus qui lui est préféré. Il retourne alors en Italie, en lien avec les plus grandes familles de Naples, Rome, Florence et Venise. C’est finalement l’empereur Maximilien II qui lui offre la direction de la chapelle musicale de Vienne, où il dirige 30 à 40 chanteurs de haute volée. La cour d’Autriche était richement dotée musicalement avant même de devenir le cœur de l’empire : le cadet de Charles Quint, Ferdinand, qui régnait à Vienne, était aussi musicien que son frère. Il avait en connaisseur choisi Maessens, puis Des Buissons, pour servir à sa chapelle.
L’Italie du Nord, bien que moins dotée financièrement que les cours des Habsbourg, est dirigée par des souverains dont les territoires sont petits, mais dont l’appétit artistique et le goût pour la musique sont immenses. Les cours jumelles de Mantoue, dirigée par les Gonzague, et Ferrare, dirigée par les Este, se distinguent particulièrement. Les flamands qu’elles emploient dans la 2ème moitié du XVIème siècle sont parfaitement assimilés, et deviennent les principaux développeurs du madrigal moderne italien. Giaches de Wert est ainsi nommé maestro di cappella à Mantoue, où il côtoiera dans les dernières années de son exercice le jeune Claudio Monteverdi, tandis que Cyprien de Rore est nommé à Ferrare. Sa Missa Praeter rerum seriem est d’ailleurs composée en l’honneur de son duc Ercole II, qui dans d’autres œuvres lui demande de chercher du « nouveau » et de « l’exceptionnel », registre qui s’éloigne du contrepoint flamand mais dans lequel il excelle.
La mélancolique expression de l’absence
Le texte du motet In media vita, mis en musique par Gombert, pleure l’absence du consolateur, tandis que les vers mis en musique par Jacob Clément et Roland de Lassus déplorent l’absence de la bien-aimée. Absence toujours, chantée par Manchicourt, de façon plus prosaïque puisqu’il s’agit de deniers. Qu’il soit divin, humain ou matériel, le manque est présent dans nombre de textes des motets et chansons des compositeurs flamands. Si, au début du siècle, la coloration des mots du texte était une préoccupation moins essentielle que la plénitude contrapuntique, à mesure que l’on approche de la fin du siècle, ces deux aspects de la composition coexistent de plus en plus. Déjà sous la plume de Gombert, des dissonances particulièrement savoureuses viennent tendre les lignes vocales, faisant se superposer notes naturelles et notes altérées. Chez Clémens Non Papa, la consonance demeure mais l’écriture va aux limites de ce qui est possible du point de vue théorique : lorsque le texte évoque les larmes versées, les interprètes chantent des sons (en bémol) qui ne peuvent s’écrire littéralement.
Jacob Clément cisèle dans Je prens en gré la dure mort la mélodie, la manière dont les voix se superposent, ainsi que la rythmique, en fonction du sens de chaque vers. Comme son contemporain Roland de Lassus dans Comme la tourterelle, il fait varier l’écriture polyphonique en fonction des vers, renforçant ainsi l’intelligibilité du texte. Sous la plume de Claude Lejeune, l’auteur du Printemps dont est extrait le Cigne, les paroles sont toujours premières. L’écriture simultanée de la polyphonie les met en valeur, de même que sa rythmique très particulière, souple et libre à l’écoute, calquée sur la métrique de la poésie antique. L’interprétation peut souligner le caractère presque dansant de ces rythmes, ou, à l’opposé, placer l’auditeur dans un espace beaucoup plus mélancolique et contemplatif, en résonance avec la poésie.
C’est peut-être le motet de Giaches de Wert, Vox in rama, qui va le plus loin dans la figuration des mots, dans une esthétique qui est proche du madrigal profane italien : les oscillations sur ululatus sont saisissantes, de même que le chromatisme descendant sur Raquel plorans. La génération de Wert et Rore est la dernière de ces compositeurs flamands aux carrières méridionales, mais elle n’est pas sans descendance. Monteverdi à Mantoue, Luzzaschi à Ferrare, hériteront directement de l’ars perfecta de leurs aînés et feront fructifier, au-delà de toute espérance, les portes ouvertes par la mise en musique des affects et des mots.
Pour citer ce texte : Constance Luzzati, Paysages flamands, note de programme pour Arcadia in Flandria, concert du Huelgas ensemble, Philharmonie du Luxembourg, 23 février 2022.