Bach Battle. La grande audition de Leipzig

Les cantates de Bach ont pris une telle place dans notre panthéon musical que l’on imaginerait volontiers leur auteur recruté haut la main au poste de cantor à la Thomaskirche de Leipzig… C’est en réalité un peu par hasard, à la suite du retrait de deux autres candidats, Telemann et Graupner, que ce poste lui est échu en 1723. Les qualités de Telemann et de Graupner, qui avaient vécu à Leipzig, étaient déjà bien connues des autorités de la ville, tandis que Bach était un relatif outsider.

Composer des cantates à Leipzig

Lorsque Jean-Sébastien Bach arrive en poste, si la Réforme luthérienne est ancrée à Leipzig depuis 1539, la cantate n’est chantée à l’église que depuis quarante ans. Le poste auquel Bach est recruté, « Thomaskantor », implique la composition de ces cantates pour chaque dimanche, en écho à l’Évangile du jour. Le cantor est également en charge de la musique civique, de l’entretien des orgues, et responsable de la formation des choristes de la Thomasschule, qui fournissent les principales églises de la ville. Il succède à Kuhnau, compositeur, érudit, linguiste et philosophe, qui exerçait la fonction de cantor à Leipzig depuis 1701.

Bach n’avait jusqu’alors pas étudié ou résidé à Leipzig, contrairement à nombre de ses contemporains : Leipzig abrite la faculté de droit la plus prestigieuse du monde germanique et de nombreux jeunes gens y sont alors formés. C’est le cas de Graupner et Telemann, qui rejoignent la ville pour les mêmes raisons et y demeurent simultanément entre 1701 et 1706, nouant des liens amicaux et musicaux. Graupner affine son talent de compositeur en étudiant avec Kuhnau, tandis que Telemann se montre particulièrement entreprenant. Il crée un Collegium musicum d’une quarantaine d’étudiants, et finit par être chargé par la municipalité d’écrire tous les quinze jours pour la Thomaskirche et la Nikolaikirsche, rognant ainsi ouvertement sur les prérogatives du cantor en poste. En août 1704, il devient organiste et directeur musical de la Neukirche… qui relevait jusque-là de la responsabilité du cantor de St Thomas. Du vivant même de Kuhnau, le jeune Telemann semble donc avoir joui de la préférence des autorités.

Un poste très convoité

Le poste que laisse Kuhnau en 1722 est suffisamment enviable pour que s’y présentent des musiciens jouissant de belles situations, à Hambourg pour Telemann, Darmstadt pour Graupner, et Köthen pour Bach. L’élection du successeur du cantor dure presque un an, et se déroule en plusieurs feuilletons à rebondissements. À la suite de la mort de Kuhnau le 5 juin 1722, six musiciens se présentent, dont Bach et Graupner ne font pas partie. Telemann en revanche postule, probablement agacé par quelques noises hambourgeoises : l’imprimeur de la ville lui conteste le droit d’imprimer à son profit sa Passion annuelle et certains représentants de l’église n’acceptent pas qu’il ait pris la direction de l’opéra et de concerts publics. Il est élu à l’unanimité par le conseil municipal de Leipzig en août… mais après l’obtention d’une augmentation de salaire substantielle à Hambourg, il décline le poste de Leipzig en novembre.

La ville lance alors une seconde commission de recrutement, à laquelle répondent trois des six candidats précédents, rejoints par Bach et Graupner, dont les cantates sont auditionnées début 1723. Graupner fait entendre Aus der Tiefen rufen wir le 17 janvier et Bach Jesus nahm zu sich die Zwölfe et Du wahrer Gott und Davids Sohn le 7 février. Graupner, déjà apprécié par la municipalité, est choisi… mais se retire en mars pour les mêmes raisons que Telemann : Darmstadt préfère l’augmenter que le voir partir. Bach, qui n’est pas inconnu car il avait été invité par Kuhnau à la Pentecôte 1721, est finalement recruté en avril, et s’installe à Leipzig à la fin du mois de mai. Plus de onze mois et deux faux espoirs après la mort de Kuhnau, la ville dispose d’un nouveau cantor, l’église une cantate (BWV 75) inaugurale, et les élèves de Saint-Thomas un directeur.

Visages de la cantate

La cantate est un genre protéiforme : l’ouverture, le chœur, l’alternance de récits et airs, puis le choral final que l’on entend le plus souvent chez Bach sont loin d’être un modèle unique. Leipzig aurait entendu des cantates bien différentes si Graupner avait finalement pris le poste ! Quant à Kuhnau qui l’a précédé, c’est de loin le plus opératique, italianisant et volubile… paradoxalement plus que Telemann, contre lequel il avait protesté, craignant l’introduction par les étudiants d’éléments opératiques dans la musique d’église.

La structure et l’instrumentation présentent des aspects différents, à l’exception de la présence du hautbois soliste, exploité avec finesse et mis en avant par trois des quatre compositeurs : Kuhnau l’entrelace avec les voix, le traitant à égalité avec celles-ci, de même que Bach qui lui offre des lignes d’une rare souplesse, dans ses ouvertures comme dans les airs, tandis que Graupner lui fait débuter Aus der Tiefen rufen wir par un récit instrumental déclamatif riche en surprises harmoniques. Le chœur est utilisé de manière diverse mais toujours très riche : on pourrait presque parler de psalmodie chorale chez Graupner tant le texte est déclamé ; le texte est également dessiné, presque découpé, avec force et précision dans l’exorde de Telemann et dans la cantate BWV 22. Le premier chœur de la cantate BWV 23 est osé pour une œuvre de recrutement, avec ses dissonances magnifiques et peu conventionnelles, et son discours plus élevé que théâtral.

Pour citer ce texte : Constance Luzzati, Bach Battle. La grande audition de Leipzig, note de programme, Philharmonie de Paris, 26 mai 2025, https://philharmoniedeparis.fr/fr/activite/concert-vocal/27260-chanter-bach

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