
« Et même Sainct Paul ne parle pas seulement de prier de bouche, mais aussi de chanter. Et à la vérité, nous connaissons par expérience que le chant a grande force & vigueur d’esmouvoir et emflamber le cœur des hommes pour invoquer & louer Dieu d’un zèle plus véhément et ardent. »[1]
Si Jean Calvin fait, à la différence de Zwingli, le choix de conserver dans le culte une place importante à la musique, il en restreint l’usage à la fonction de louange, excluant celle qu’elle peut endosser de prolongement de la prédication, voire de méditation autonome ouvrant à l’écoute de Dieu. En ce sens, la politique menée actuellement par l’epufdf est tout à fait Calviniste : le mouvement de renouvellement hymnologique tel qu’il est présenté, notamment sur le site cantique.fr, témoigne d’une interprétation du sacerdoce universel qui exclut la notion de ministère particulier. Par ailleurs, en ôtant à la musique son pouvoir de prédication pour la réduire à la louange, l’epufdf, pourtant théoriquement héritière de Luther autant que de Calvin, adopte clairement la position du réformateur genevois à l’exclusion de celle du monde germanique.
Sur un autre point, elle s’écarte résolument de la méfiance de Calvin à l’égard de la musique, qui le conduit à refuser toute association des répertoires profanes et liturgiques. En effet, c’est bien parce qu’il lui reconnaît une puissance d’action sur l’homme, qu’il craint son mésusage.[2] Son positionnement, sur plusieurs points, rappelle celui d’Augustin, non pas tel qu’il est formulé dans le De Musica, mais plutôt tel qu’on peut le rencontrer dans les Confessions. À certains égards, il s’inscrit donc dans une pensée platonicienne de la musique, et non pas dans la pensée aristotélicienne qui domine l’humanisme de son temps et pose un regard plus positif sur la relation entre le monde, création divine, les arts à son imitation, et l’homme.
La politique de renouvellement hymnologique actuelle est presque exclusivement tournée vers une musique d’agrément et de divertissement. Elle s’inscrit sur ce point en opposition à Calvin, pour qui la majesté du chant ecclésiastique est fondamentale. Cette musique légère a pour objectif de se rapprocher d’une musique profane supposée aimée des fidèles, mais produit des cantiques qui n’ont rien à voir ni avec la musique profane de qualité, ni avec une musique en majesté [3].
La musique avant la Réforme
Avant la Réforme, la musique liturgique est florissante, héritière de siècles d’une riche histoire écrite depuis le IXème siècle. Cette musique est composée exclusivement sur des textes en latin, et elle est chantée par des clercs. Ceux-ci sont toujours des hommes, hormis dans les monastères féminins : il n’y a pas davantage de ministère musical qu’il n’y a de ministère pastoral féminin et les voix aigües sont chantées par des garçons ou des hommes, en voix de tête. Autour de 1500, la musique polyphonique est particulièrement riche et complexe, dominée par ce que l’on nomme « contrepoint franco-flamand » ou « Ars perfecta », dont les voix se font l’écho les unes des autres dans ce que l’on appelle une écriture en imitation. Les parties chantées simultanément sont nombreuses (fréquemment 5), souvent chantées par un seul chanteur à la fois. Il faut être très entraîné pour chanter ce type de polyphonie, qui s’adresse à des professionnels qualifiés. La musique Réformée s’inscrira en opposition à la plupart de ces traits, pour des raisons qui ne sont pas toutes scripturaires.
La musique s’est développée dans l’église depuis les premiers temps, probablement sur la base de la psalmodie synagogale. Par ailleurs, plusieurs textes du nouveau testament y incitent, notamment dans le corpus paulinien. Les deux textes les plus célèbres en la manière sont issus d’Ephésiens et Colossiens :
« Entretenez-vous par des psaumes, par des hymnes, et par des cantiques spirituels, chantant et célébrant de tout votre cœur les louanges du Seigneur » (Eph. 5, 19)
« Que la parole de Christ habite parmi vous abondamment ; instruisez-vous et exhortez-vous les uns les autres en toute sagesse, par des psaumes, par des hymnes, par des cantiques spirituels, chantant à Dieu dans vos cœurs sous l’inspiration de la grâce. » (Col. 3,16)
Dans ces deux textes, il est question d’hymnes, de cantiques, et de psaumes. Il n’est pas aisé de distinguer ce que l’apôtre appelle cantique de ce qu’il appelle hymne. Calvin ne s’est sur ce point pas exactement conformé aux exhortations scripturaires : il a fait le choix de restreindre la musique au chant des psaumes. Il se démarque ainsi des autres Réformateurs, tant de Luther et Bucer qui encouragent également le chant de cantiques non issus du psautier, que de Zwingli, qui fait le choix d’exclure la musique du culte.
Le choix de Zwingli est curieux, notamment parce que ce dernier, à la différence de Calvin, est musicien amateur (chant, luth). Il a pourtant poussé à l’abandon complet du chant dans le culte. Il est peut-être mort trop tôt pour envisager les choses autrement, car les premiers psautiers en langue allemande n’ont été imprimés que 5 ans après son décès, à Augsbourg et Strasbourg. Cette opposition de Zwingli est cependant à nuancer : plusieurs travaux semblent en faveur d’un fléchissement de la position de Zwingli dans le temps, sans qu’aucune preuve ne puisse étayer cette interprétation de manière certaine. On peut toutefois remarquer que, même si Zwingli semble plus radical que Calvin en ôtant tout chant de l’église dans un premier temps, la sphère zurichoise a par la suite produit des cantiques et non pas des psaumes, ce qui fait davantage penser au monde luthérien (musicophile) qu’à ce qui se développera dans la sphère calviniste.
La puissance de la musique
La position de Calvin est enracinée profondément dans la puissance qu’il reconnaît à la musique :
« Il est vray que toute parolle mauvaise (comme dit sainct Paul) pervertit les bonnes meurs, mais quand la mélodie est avec, cela transperce beaucoup plus fort le cueur et entre au dedans tellement que comme par un entonnoir le vin est iecté dedans le vaisseau, aussi le venin et la corruption est distillé iusques au profond du cueur, par la melodie »[3]
Cette puissance a tout intérêt à être utilisée pour la louange, mais elle est potentiellement dangereuse, et doit par conséquent être circonscrite soigneusement. Calvin n’est pas musicien : ne maîtrisant pas les aspects techniques de la composition, il a de la musique, comme bien d’autres théologiens, une perception presque magique. Christian Grosse accrédite également la thèse que la théologie musicale de Calvin est fondée en grande partie sur cette reconnaissance de puissance, et ses implications :

« Les pages ajoutées en 1543 sont le fruit d’un long mûrisse ment sur le sujet nourri à la fois par des lectures et par l’expérience strasbourgeoise. Calvin y résume un débat sur les vertus de la musique et les dangers de son utilisation dans les cultes, qui remonte à l’Antiquité et aux Pères de l’Église, Augustin et Chrysostome en particulier, et qui a été relancé par les humanistes, puis par les réformateurs ; on y retrouve notamment les échos de la discussion opposant le réformateur Huldrych Zwingli, qui rejetait la musique dans le monde profane, au réformateur strasbourgeois Martin Bucer, qui au contraire l’intégrait au culte. L’enjeu de ce débat, selon la synthèse qu’en donne Calvin, réside dans le caractère dangereusement ambivalent des effets de la musique. »[4]
Christian Grosse souligne ici que Calvin a profité de son expérience strasbourgeoise auprès de la communauté de Bucer, mais surtout qu’il est au bénéfice des Pères de l’Église, notamment d’Augustin. L’idée de la puissance dangereuse et utile de la musique est en effet tout droit sortie des Confessions, et plus particulièrement du chapitre 33 du livre 10. Elle est moins présente dans les autres textes d’Augustin qui portent sur la musique pratique : les moments où elle est évoquée dans la Cité de Dieu, ou le début du De Musica, sont plus nettement négatifs. Dans la Cité de Dieu, la musique profane est décriée, tandis que dans le De Musica, seule la musique théorique est considérée comme musique, la musique pratique, chantée ou jouée, étant ravalée au niveau d’une production bestiale. Les Confessions rendent davantage justice à ce pouvoir ambigu, si présent dans les écrits de Calvin :
« Car il me semble que quelquefois je leur défère davantage que je ne devrais, sentant mon esprit plus ardemment touché de dévotion par ces saintes paroles lorsqu’elles sont ainsi chantées, que si elles ne l’étaient pas ; et j’éprouve que par je ne sais quelle secrète sympathie toutes les diverses passions de notre esprit ont du rapport avec les divers tons de la voix et du chant qui les excitent et les réveillent. […] Quelques fois voulant être trop sur mes gardes pour éviter cette tromperie, je pèche par un excès de sévérité, lorsque je désire de voir pour jamais éloigner de mes oreilles, et de celles de l’Église, tous les chants harmonieux dont on a accoutumé de chanter les psaumes de David, et que j’estime plus utile ce que je me souviens d’avoir si souvent ouï dire de saint Athanase, Patriarche d’Alexandrie, qu’il les faisait chanter avec si peu d’inflexion de voix, que celui qui les récitait, semblait plutôt parler que chanter. Mais d’autre part, quand je me souviens des larmes que les chants de votre Église me firent répandre au commencement de ma conversion […] je rentre dans l’opinion que cette coutume est très utile. Ainsi je balance entre le péril qu’il y a de rechercher le plaisir, et l’expérience que j’ai faite de l’avantage que l’on reçoit de ces choses, et me sens plus porté […] à approuver que la coutume de chanter se conserve dans l’Église, afin que par le plaisir qui touche l’oreille, l’esprit encore faible s’élève dans les sentiments de la piété. Toutefois lorsqu’il arrive que le chant me touche davantage que ce que l’on chante, je confesse avoir commis un péché qui mérite châtiment, et j’aimerais alors beaucoup mieux n’avoir point entendu chanter. »[5]
La citation est longue, mais elle est importante. On y trouve, exprimée de façon certes beaucoup plus subjective et personnelle, l’ambivalence que l’on peut deviner dans les écrits de Calvin qui régissent l’emploi de la musique liturgique. Elle est utile en ce qu’elle touche le cœur, et donc permet que les paroles qu’elle soutient soient entendues avec davantage d’acuité, mais elle est périlleuse parce qu’elle touche le coeur, en ce sens qu’elle peut être entendue pour le plaisir de l’ouïe, en l’oubli des paroles qu’elle a pour fonction de renforcer. Sa puissance est ce qui fait sa force en même temps que ce qui fait sa faiblesse, pour Augustin comme pour Calvin.
Textes essentiels
Bien qu’étalés dans le temps, les textes qui expriment la théologie musicale de Calvin ne font pas apparaître de grande évolution ou de revirements de pensée. Le sujet est décliné de la même façon au fil des années, parfois avec les mêmes termes, mais avec une argumentation plus affutée.
- 1536 : quelques mentions de la musique sont présentes dans l’Institution de la religion chrétienne.
- 1537 : les Articles présentés par Calvin et Farenc aux magistrats de Genève constituent un des premiers textes importants sur la question. Ils défendent que « c’est une chose bien expediente à l’édification de l’esglise de chanter aulcungs pseaumes en forme d’oraysons publicqs […] affin que les cueurs de tous soyent esmeuz et incités à former [pareilles] oraysons et rendre pareilles louanges et grâces à Dieu d’une mesme affection. […] Pseaulmes nous pourront inciter à eslever noz cueurs à Dieu et nous esmovoyr à ung ardeur tant de l’invocquer que de exalter par louanges la gloyre de son nom. »
- 1542 : La Forme des prières et chants ecclésiastiques, catéchisme pour les enfants.
- 1543 : préface A tous les chrétiens et amateurs de la parole de Dieu.
- 1551, Préface de Jehan Calvin, touchant l’utilité des Pseaumes, et de la translation presente.
- 1557, Commentaires de Jehan Calvin sur le livre des Psaumes (notamment celui sur le psaume 33, qui développe une argumentation reprise au sujet de tous les psaumes qui mentionnent des instruments de musique).
La référence ancienne des études hymnologiques réformées est Edith Weber, qui a consacré l’intégralité de son activité de publication et de recherche à ce répertoire. Ses travaux sont toutefois anciens. Ceux de Beat Föllmi mettent à jour ces vastes études, en prenant en compte les travaux historiques et théologiques récents. Son étude de la liturgie strasbourgeoise permet de mettre en perspective les choix de Calvin par rapport à la ville où il a probablement découvert le chant liturgique des psaumes en langue vernaculaire. Une étude synthétique de Christian Grosse sur la question offre un autre angle de vue.

Enfin, l’ouvrage de Bernard Reymond permet d’avoir une vue d’ensemble de la question. Pour ce qui concerne la Réforme en Suisse, il met davantage en avant les textes de Pierre Viret à Lausanne que ceux de Calvin. Enfin, les articles et chapitres de Charles Garside retracent, dans une perspective historique, les positions prises par Calvin dans l’ensemble des textes sources cités ci-dessus.
A suivre : La musique pour tous. Le sacerdoce universel selon Jean Calvin
[1] Jan Calvin et Pierre Pidoux, La forme des prières et chantz ecllésiastiques Genève 1542 : Fac-similé de l’édition originale d’après l’exemplaire de la Bibliothèque de Stuttgart, Bärenreiter, Kassel : Bâle, 1959, p. 15.
[2] « Pour Calvin, la musique, en tant que don divin, est soumise à la concupiscence et peut être pervertie. Puisque la musique exerce sur l’âme une force plus intense que les autres sens (vue, goût, toucher, odorat), l’effet perverti risque d’être plus imminent et plus direct, par conséquent plus dangereux » Beat Föllmi, « Le « Psautier de Calvin » : Théologie, pratique, usage », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 2009, vol. 89, no 4, p. 477.
[3] Préface psautier 1545
[4] Grosse p 24
[5] Confessions p 381-383