Tous les paramètres de l’œuvre sont ambivalents : une plénitude sereine et contenue fait contrepoids à la puissante expression des affects, les textes concis choisis dans l’Ecriture à la poésie mystique cistercienne, la réjouissance à l’affliction ; la symbolique musicale porte finitude et accomplissement à un même degré d’intensité. La musique de Buxtehude est une dialectique qui met en tension dès le début une élévation du motif musical paradoxalement douloureuse, tandis que l’amen final fait entendre de pléthoriques cascades descendantes mais victorieuses. L’élévation domine cependant, par le chant des membres du Christ des pieds à la tête, comme par les figures musicales ascendantes prépondérantes, telles le surgissement qui porte le « Lève-toi » qui ouvre Ad latus, bref mais dont le souffle est aussi puissant que celui qui accompagne les mêmes paroles dans le motet Nigra sum des Vêpres de Monteverdi.
par La chapelle rhénane, Benoît Haller, Harmonia mundi, 2008 : spotify:album:5byg6OpjIWVkdtux03V3RN
par Cantus Cölln, Konrad Junghänel, Harmonia mundi, 2005 : ps://www.deezer.com/en/album/46598902
Membra Jesu est un cycle de sept cantates composées par Buxtehude à Lübeck en 1680. Chaque cantate est constituée d’une sonate instrumentale en ouverture, puis d’un concert choral, suivi de trois strophes souvent solistes qui se terminent par une reprise du chœur initial. Elles ont été conçues soit pour être jouées en totalité pendant la liturgie d’un office long comme celui du vendredi saint, soit pour être interprétées séparément chaque jour de la semaine sainte, Ad Cor, la sixième cantate, étant alors dévolue au vendredi.
Le texte, méditation sur les plaies du Christ, au XVIIème siècle attribué à Bernard de Clairvaux, est en majorité dû à un cistercien du XIIIème siècle. Buxtehude retient, au sein de chaque long poème, trois demi-strophes pour chaque cantate, qu’il fait précéder d’une citation biblique le plus souvent issue de livres prophétiques qui ont pu être interprétés comme annonçant la venue du Christ. Chacune des citations comporte une mention de la partie blessée du Christ sur laquelle porte la cantate. La 4ème, Ad Latus, fait exception : le compositeur n’ayant pu trouver de passage du Premier Testament faisant référence au côté au sens corporel et non géographique, c’est vers le Cantique des cantiques qu’il s’est tourné, l’anfractuosité du rocher où se niche l’aimée faisant écho au flanc du Christ blessé qui recèle la force d’aimer.
Buxtehude donne toujours beaucoup plus d’importance musicale aux textes issus de l’Écriture qu’aux poèmes cisterciens : ils sont repris au début et à la fin de chaque cantate, et dotés d’une musique qui leur est propre, à la différence des strophes intermédiaires qui font souvent entendre un texte et un chanteur différent sur une musique déjà entendue. Par ailleurs ils sont une expression de foi collective, entonnée par l’ensemble des chanteurs, et non pas d’une piété individuelle exprimée par un seul chanteur comme c’est le cas des strophes centrales. Le chant à voix seule n’est cependant pas négligé par le compositeur, car il est à la fois le symbole d’une relation individuelle à la transcendance, et le moyen privilégié d’exprimer les affects, comme dans la musique italienne moderne.
La musique exprime en permanence cette dialectique entre collectif et individuel, et on serait tenté de penser que le titre choisi par Buxtehude est également un écho à l’idée de communauté humaine. Il n’a en effet pas intitulé son œuvre « Les seps plaies du Christ », sens qui lui est souvent associé, mais les Membres de notre Christ, ce qui, pour un lecteur assidu de l’Écriture comme lui, fait nécessairement écho aux métaphores du corps des épîtres pauliniennes. C’est alors autant les plaies du Christ qui sont chantées par Buxtehude, que les membres souffrants de la communauté humaine.
Les poèmes cisterciens sont par moments suaves et doloristes, mais Buxtehude atténue ces caractéristique en mettant ne mettant pas en valeur les mots les plus sanglants ou tendres, hormis une insistance sur la croix, les plaies, la blessure, les larmes, ainsi que sur la caresse de Ad Genua. Les parties du corps ne sont pas particulièrement soulignées par la musique, mais simplement exprimées distinctement, souvent en psalmodie chorale où tous les chanteurs adoptent le même rythme de diction, ce qui rend le texte très intelligible. Les figures musicales employées par Buxtehude mettent davantage en valeur des mots qui expriment la faiblesse et l’humilité.
Ces figures de rhétorique portent le discours musical, lui confèrent toute sa puissance oratoire, lui donnent la capacité d’agir sur l’auditeur, de le persuader et de le toucher. Dans Ad Manus, il capte ainsi l’attention, tel un rhéteur, dès les premières notes employées, qui assènent une note répétée dans la sonate instrumentale, reprises sur le début du texte issu de Zacharie, renforcé par une dissonance remarquable sur plagae(les plaies). Le même rythme est employé au début de Ad cor, sur vulnerasti(tu as blessé), avec un saut d’intervalle expressif, utilisé pour signifier ce qui est « sauvage, atroce ». Buxtehude utilise également souvent des figures exprimant une gradation d’intensité par diverses formes de répétition, comme sur caducis(vacillant) dans Ad genua. Parmi les figures les plus marquantes, l’abruptio, interruption et silence brusque, choquant, est une des figures les plus marquantes de Ad Manus.
Plus étendu dans le temps, le « tremolo » indiqué par Buxetude au tout début de Ad genua, dans la sonate instrumentale, marque plus fortement l’auditeur. La répétition figée de chaque note représente tout autant la pulsation lancinante de la douleur que le tremblement associé dans l’Ecriture à la crainte. Ce tremolo est associé à des harmonies qui expriment par moments la tension, en prolongeant une note de l’accord précédent dans l’accord suivant, auquel elle est étrangère, et par moments la suavité, avec des enchaînements répétés d’accords de quatre sons qui se décalent progressivement. Quelques rares passages saisissent aux entrailles par des surprises harmoniques, à l’effet d’autant plus vif qu’ils sont rares et sans surenchère, figés et retenu par le tremolo. La reprise du premier chœur de Ad Cor fait entendre la même pulsation sonore des instruments à cordes (tremolo). Elle fait écho à la mise en exergue du mot « tremore », répété à toutes les voix, qui évoque le tremblement et la crainte qui surgissent à l’intuition du numineux.
La joie de l’accomplissement et la douleur de l’inaccomplissement sont inhérents à la structure même de l’œuvre, en sept cantates, nombre de l’accomplissement par excellence, constituées chacun de six parties, nombre de l’inachèvement et de l’imperfection. La cantate qui exprime le plus vivement ce paradoxe est Ad faciem, où le texte terrible est mis en musique de façon enjouée et dansante. Peut-être est-ce là un écho au rythme de ritournelle de la chanson profane enjouée de Hassler qui sera utilisée comme mélodie de la traduction allemande de ce texte, qui sera utilisé par Bach à de nombreuses reprises dans la Passion selon Matthieu. La rythmique enjouée du Ad faciemde Membra jesu peut être comprise tout autrement, comme une allusion à la joie profonde que constitue le fait de se tenir devant la face de Dieu à travers l’image du Christ meurtri, humilié et souffrant. Buxtehude exprime ici, de façon très différente de la très belle musique tridentine toute de suavité et de délectation doloriste, une mystique de la croix où la transcendance radicale se rencontre paradoxalement à travers la faiblesse radicale, où l’élévation et l’abaissement sont inextricablement liés.
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Pour citer cet article : Constance Luzzati, « Membra Jesu Nostri », Bulletin de l’Oratoire du Louvre, n°806, Paris, 2016