L’essor extraordinaire du concert public et de ses institutions, au premier rang desquelles le Concert Spirituel, bénéficie largement à Senaillé et Leclair. On les y entend à de multiples reprises à partir de 1728, le premier notamment dans des sonates à deux violons avec son élève Jacques Aubert, le second dans des interprétations de ses propres sonates et concertos. « Cet artiste, le plus célèbre qu’ait eu la France pour la Musique purement instrumentale » d’après la presse au milieu du siècle, y rencontrera toujours un vif succès qui l’amènera à s’y produire tout au long de sa carrière, entre les voyages et les tournées européennes de sa vie fort mouvementée.
Le violon à la conquête de ses lettres de noblesse
Le violon était au XVIIème siècle l’apanage des virtuoses italiens autant que des maîtres à danser français. Leclair, au début du siècle suivant, fait encore partie de ces danseurs-violonistes, ce qui se perçoit dans la vivacité rythmique de certains de ses mouvements de sonate.
L’instrument était en tout cas pratiqué uniquement par des musiciens professionnels, dont les plus remarquables interprètes pouvaient intégrer les vingt-quatre violons du roi, ainsi que le fit Jean-Baptiste Senaillé, qui reprit en 1713 la charge occupée avant lui par son père Jean. Ce dernier avait longtemps occupé la place de Basse de violon avant d’accéder à celle de Haute-Contre de violon : peut-être le fils a-t-il acquis à son contact une sensibilité particulière aux parties de basse ?
Elles sont dans ses sonates d’une richesse inhabituelle, tout particulièrement dans le prélude de la sixième sonate, « si travaillées que nous pouvons jouer ces sonates sans le support et le soutien d’une basse d’archet » comme le remarque William Christie.
L’engouement pour le violon prend une ampleur inédite dans les premières décennies XVIIIème siècle, au point de devenir l’instrument de prédilection d’Adélaïde de France, fille de Louis XV. Il touche désormais toutes les couches de la société, ainsi que le souligne le Mercure de France en 1738 :
Cet Instrument a été ennobli de nos jours ; il n’est plus honteux aux honnêtes gens de le cultiver, et on veut bien accorder une sorte de gloire et de l’estime à ceux qui y excellent, parmi lesquels on peut compter des Seigneurs de la plus grande Élévation.
« Sonate, que me veux-tu ? »
L’apostrophe, attribuée à Fontenelle par Rousseau, montre combien, pour les philosophes français, une musique purement instrumentale dans laquelle « on s’attache à tout ce qu’il y a de plus favorable pour faire briller l’instrument pour lequel on travaille ; soit par la beauté des chants, soit par le choix des sons qui conviennent le mieux à cette espece d’instrument, soit par la hardiesse de l’exécution », ne va pas de soi. D’Alembert va jusqu’à comparer les violonistes à des « danseurs de cordes », qui diraient « rapidement et sans suite les mots d’un dictionnaire » ! Mais l’engouement du public pour la musique instrumentale ne faiblit pas. Portés par l’essor de la gravure musicale, Elisabeth Jacquet de la Guerre, Jean-Féry Rebel, François Duval, Jean-Baptiste Sénaillé, Jean-Marie Leclair ainsi que François et Louis Francoeur publient nombre de livres de sonates accompagnées par la basse continue.
Jean-Baptiste Senaillé publie à vingt-deux ans, en 1710, son Premier livre de sonates à violon seul avec la basse continue, et poursuit la composition des pièces de ce genre jusqu’à son Cinquième livre, qui paraît en 1727. Jean-Marie Leclair, de dix ans son cadet, publie tout aussi jeune son Premier livre de sonates à violon seul, et se consacre comme son aîné à ce genre, au fil de publications qui accompagnent l’ensemble de sa carrière de compositeur. Ses sonates sont soit, comme celles de Senaillé, en quatre mouvements, soit en trois, dépourvues alors de mouvement lent initial. Ses œuvres ont beau être célèbres pour leur remarquable virtuosité, il montre dans la préface de son Quatrième livre une attention soutenue aux autres qualités de l’interprétation :
Tous ceux qui voudront parvenir à executer cet ouvrage dans le gout de l’auteur doivent s’attacher à trouver le caractére de chaque piéce, ainsi que le veritable mouvement et la qualité de son qui convient aux differents morceaux. Un point important et sur lequel on ne peut trop insister, c’est d’éviter cette confusion de notes que l’on ajoute aux morceaux de chant et d’expression qui ne servent qu’à les defigurer.
Les goûts réunis.
Les sonates et les concertos de Corelli, célèbres dans toute l’Europe, sont pour beaucoup dans l’engouement suscité par le genre : le très populaire opus 5 bénéficie de plus de quarante éditions dans le siècle qui suit sa composition !
Les premières sonates de Haendel, composées à Rome dans la ville de Corelli entre 1707 et 1709, sont nourries par les œuvres du maître italien. Paradoxalement, c’est encore le cas de sa toute dernière sonate, HWV 371 : bien qu’on la suppose, pour des raisons d’analyse du papier du manuscrit autographe et de parentés avec l’oratorio Salomon (1748), datée des années 1750, elle emploie dans ses premier et dernier mouvements des motifs musicaux issus d’œuvres composées pendant les jeunes années romaines de leur auteur.
Senaillé et Leclair connaissent sans nul doute parfaitement la musique de Corelli comme celle de ses successeurs, et tous deux ont bénéficié de voyages en Italie. Le Mercure de France écrit au sujet de Senaillé :
Il avoit aporté assés de ce goût ultramontain, pour le mêler avec art, à de très-jolis chants François ; le progrès que le Violon a fait depuis en France lui doit, car il mêla dans sa Musique des choses difficiles à executer, et comme ses Airs de Symphonie étoient agréables et avoient un certain brillant, tout le monde en fut charmé, et voulut aprendre à les joüer.
Les danses à la françaises et leur forte identité rythmique perdurent, mais leurs noms sont italianisés et assortis d’indications de tempo à l’italienne. L’ornementation mêle des dessins typiquement français aux trilles italiens, aux notes répétées et aux décrochages de tessiture qui, dans les derniers livres de Leclair, évoquent l’écriture de Vivaldi. Les mouvements lents sont cantabile, chantés comme des adagios italiens, avec une ornementation allégée par rapport au style français, et surtout entièrement écrite.
François Couperin avait exhorté, dans la préface de son deuxième livre de Concerts royaux, à l’émergence d’une esthétique des goûts-réunis qui associerait les qualités propres de la musique française à celles de la musique italienne : c’est sous la plume de Senaillé, puis encore davantage sous celle de Leclair, qu’elle aura, in fine, pu entièrement se déployer.
Who’s who
Jean-Marie Leclair (1697-1764) Danseur et violoniste formé à Lyon, Leclair donne dans la décennie 1720 des concerts remarqués et compose pour Turin, Paris, Londres ou encore Kassel, sans figer son activité au service d’une cour en particulier avant d’être nommé ordinaire de la musique du Roi par Louis XV en 1733 – poste qu’il ne conserve d’ailleurs que quelques années. Comme la majorité des compositeurs français de sa génération, Leclair est un compositeur « des goûts réunis », volontiers vivaldien dans ses mouvements rapides, et plus français dans ses mouvements lents. Virtuose exceptionnel, il compose une musique dont la difficulté redoutable ne cède rien à la richesse harmonique et à la sensibilité mélodique. Son influence sur l’école de violon française demeure perceptible jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. Pour en savoir un peu plus sur les sonates pour violon de Leclair.
Jean-Baptiste Senaillé (ca. 1688-1730) Violoniste et compositeur français, Jean-Baptiste Senaillé passe la majeure partie de sa carrière à la cour de Louis XV en tant que membre des Vingt-quatre Violons du Roi, au sein desquels son père Jean Senaillé avait été engagé sous Louis XIV. Compositeur de musique exclusivement dévolue à son instrument, il publie cinq livres de sonates pour violon et basse continue entre 1710 et 1727. Sa biographie est mal documentée, et bien que Titon du Tillet relate un voyage en Italie entre 1716 et 1721, son activité sur place demeure incertaine. Ses compositions associent l’écriture brillante « à l’italienne » au style français, témoignant d’une assimilation des apports de Corelli et ses successeurs à la tradition de musique de danse versaillaise. Pour en savoir un peu plus sur la musique instrumentale à Versailles.