La musique pour tous selon Calvin (2)

Sacerdoce universel

La musique est l’élément le plus manifeste de la participation des fidèles au culte, qui la reçoivent, en sont acteurs, et l’incorporent. Dans la forme actuelle du culte, la musique commence avant même le début de celui-ci, favorisant ainsi la disposition à l’écoute. L’expérience esthétique, lorsqu’elle mobilise à la fois l’intelligence et la sensibilité, ouvre à l’accueil de la Parole. Elle conduit en quelque sorte à l’expérience spirituelle en mobilisant, de façon analogue, le corps, l’intellect et l’âme. La liturgie de Calvin ne laissait pourtant pas de place à cette musique sans parole, le réformateur demeurant méfiant à l’égard de cette puissance qui meut et agit. Calvin a pour cette raison fait le choix d’exclure la musique autre que celle chantée par les fidèles sans accompagnement d’instrument.

Le fait que la musique soit l’affaire de tous est un point central partagé par tous les réformateurs. Pierre Viret ainsi écrit : « David ne dicte pas : Cantate presbiteri, mays Cantate Domino omnis terre, non pas seulement les prestres »[1] . Pour Viret comme pour Calvin, le chant ne peut être confisqué au profit des célébrants. Il est une forme de prière publique, au même titre que celle qui se fait par la parole : « équant est des prières publiques, il y en a de deux espèces : les unes se font par simple parole, les autres, avecque chant. Et n’est pas chose inventée de puis peu de temps, car dès la première origine de l’Eglise, cela a esté. » [2] La prière, et la louange chantée, relèvent de la relation directe du croyant avec Dieu, et non pas de la vocation d’un ministère particulier. Le fidèle doit pouvoir chanter comme il doit pouvoir prier, sans le truchement d’un intermédiaire.

Un chant intelligible

            Le chant étant celui de tous, la première nécessité de celui-ci est qu’il soit, comme le reste de la liturgie, en langue vernaculaire. C’est une évidence, mais elle est radicalement nouvelle : on sait immédiatement, en entendant la première mesure d’un chant liturgique du XVIème siècle, de quel pays et de quelle confession chrétienne il relève. On peut confondre une messe catholique de Lassus (flamand italianisé), Palestrina (romain) et Victoria (espagnol) si l’on n’est pas musicologue spécialiste du XVIème siècle, on ne peut en revanche pas confondre Palestrina et Goudimel, ou Goudimel et un auteur de choral luthérien.

            Le chant étant considéré avant tout pour son texte, et non pas pour l’ouverture intérieure que la musique peut susciter, il n’a jamais été question qu’il ne soit pas en langue vernaculaire. Ainsi, Bucer écrit :

« puis que prières et chants doivent contribuer à rendre les gens meilleurs, nous ne tolérons que la langue allemande pour que le laïque puisse – en toute connaissance de cause – dire Amen »[3]

« Dont il appert que les oraisons publiques ne se doyvent faire n’en langage grec entre les latins, ne en latin entre François et Anglois, mais en langage commun du pays qui se puisse entendre de toute l’assemblée, puis qu’elles doivent être faictes à l’édification de toute l’Eglise à laquelle ne revient aucun fruit d’un bruit non entendu. »[4]

Calvin est ici en parfaite harmonie avec Bucer, considérant que la première vertu du chant est son intelligibilité.  Ailleurs, il compare la musique sans texte intelligible au chant des oiseaux d’une manière dépréciative qui rappelle fortement Augustin[5], considérant que le propre de la musique humaine est sa capacité à soutenir le sens. Il n’envisage en revanche pas que la musique puisse faire sens en dehors d’un texte, ce qui n’entre pas dans les perspectives esthétiques musicales de son époque.

L’intelligibilité du texte me semble aussi fondamentale qu’elle l’est pour les réformateurs, mais il me semble que l’intelligibilité de la musique qui le soutient gagnerait à être également. La musique constitue en effet la majeure partie des moments où une assemblée protestant agit à haute voix . Dans la liturgie catholique, on parle davantage lorsque l’on répond au célébrant, on peut s’agenouiller, on effectue des gestes. Ces signes ne sont peut-être pas théologiquement nécessaires, mais ils rendent, au XXIème siècle, un peu acteurs d’une célébration qui, chez les protestants, peut être reçue de manière beaucoup plus intellectuelle, moins incarnée. La musique est le seul moment où les protestants peuvent, dans leur liturgie, à haute voix prier, louer, crier, se réjouir, s’affliger, se révolter, rendre grâce, jubiler.

Si les partitions étaient systématiquement confiées aux paroissiens, à force de suivre les courbes, ils deviendraient vite lecteurs de l’ensemble du dessin, davantage acteurs en situation d’intelligibilité que suiveurs.

Je ne suis pas parvenue à savoir si du temps de Calvin, les grands efforts de pédagogie qui ont concerné la musique (nombre d’ouvrages sont consacrés à l’apprentissage de la lecture musicale, avec exercices de solmisation sur psaumes, à Genève au XVIème siècle) ont conduit à la distribution de livres de chant notés lors du culte. J’imagine que non, l’impression de tels ouvrages étant couteuse.

Aujourd’hui, elle l’est beaucoup moins, et les raisons pour lesquelles certaines paroisses font le choix de ne distribuer que les textes (comme à la messe !), ou de ne projeter que ceux-ci, ne sont pas financières. Sous couvert de ne pas vouloir exclure ceux qui ne lisent pas la musique, et de donner l’impression que le chant est accessible puisque tout le monde peut lire le texte, on confisque en réalité le chant de tous au profit des seuls « sachants ». Ne pas diffuser largement la notation musicale est une façon insidieuse d’empêcher l’assemblée d’accéder à l’intelligibilité du chant, qui n’appartient plus alors qu’à ceux qui le connaissent déjà, où à celui qui a la charge de soutenir le chant… par les instruments, devenus indispensables dans la conduite du culte réformé.

Du liturgique au domestique

            Le chant publié dans le cadre de la Réforme, tant à Genève, qu’à Strasbourg et que dans la sphère luthérienne, comporte certaines spécificités musicales, qui le distinguent nettement du chant de la liturgie romaine.

Il est simple, afin de pouvoir être chanté par tous. La ligne mélodique est conjointe ou fondée sur l’arpège, les rythmes sont assez réguliers, constitués des valeurs les plus simples. Il est, lorsqu’il est liturgique, monodique, c’est-à-dire à une seule voix. Il est majoritairement syllabique, c’est-à-dire qu’à une syllabe correspond une note, et non pas mélismatique, comme le sont nombre de chants catholiques de la même époque (les plus remarquables mélismes étant généralement placés sur le jubilus de l’alleluia, ou sur certaines syllabes mises en valeur). Il est chanté par une assemblée mixte, ce qui semble aujourd’hui évident, mais qui frappe les premiers visiteurs de la communauté de Strasbourg comme étant une chose exceptionnelle. Il a pour fonction de louer le divin, de faire entendre et mémoriser le texte, et ainsi édifier le croyant.

Il a également vocation à dépasser la sphère liturgique pour être repris dans la sphère privée, chez Bucer comme chez Calvin. C’est une différence de plus avec le chant catholique romain, qui non seulement n’est pas fait pour être chanté parles fidèles, est souvent polyphonique, complexe… et l’on envisage pas de chanter un Agnus dei de Palestrina pendant les travaux des champs, assis à un ouvrage, ou en apéritif. Beat Föllmi remarque également cet usage du chant dans la quotidienneté : « Le chant a sa place également en-dehors du culte. Nombreux étaient les Genevois possédant un exemplaire imprimé du psautier. On chantait avant ou après le repas, pendant le travail, dans les rues. Ces pratiques correspondent tout à fait au programme pédagogique de Calvin. »[6] Effectivement, la volonté de faire entrer les chants liturgiques dans les habitudes des fidèles à l’extérieur du temple est présente chez les réformateurs, ainsi sous la plume de Calvin et Bucer :  

« L’usage de la chantri s’étend plus loin. C’est que même par les Maisons et par les champs ce nous soit une incitation à louer Dieue et élever nos cœurs à lui pour nous consoler. »[7]

« Ainsi tous ceux qui auraient le pouvoir ou le désir de le faire, devraient aider […] à ce que les saints Psaumes et chants divins soient rendus agréables aux Chrétiens, jeunes et vieux, et qu’ils deviennent pour eux une pratique constante. »[8]

            On chante déjà dans les champs et les maisons, mais probablement pas des psaumes. En souhaitant que les psaumes soient chantés dans le cénacle privé, les réformateurs espèrent non seulement que la louange divine prenne une part plus importante dans le quotidien de la communauté, mais probablement aussi que ces chants soient suffisamment aimés pour qu’ils remplacent ceux, profanes, qui les précèdent. Cette incitation à abandonner des chants profanes au profit de chants religieux, qui mène à la promotion d’une répertoire sacré aussi attrayant que possible, n’est pas une exclusivité réformée du XVIème siècle. Le répertoire catholique romain porte les stigmates de ces problématiques, de façon plus ou moins prononcée. Un des exemples les plus frappants concerne la compilation d’un ensemble de chants de pèlerinage aujourd’hui appelés Llibre vermell de Monserrat, du nom de la couleur de la reliure qui les a conservés. La « préface » du recueil annonce clairement l’objectif :

« Lorsqu’ils veillent la nuit dans l’église de Notre-Dame de Montserrat, les pèlerins souhaitent parfois chanter et danser, et aussi le jour sur le parvis. Or en ce lieu ne doivent se chanter que des chansons chastes et pieuses. C’est pour ces raisons que nous en avons transcrites ci-dessus et en dessous. Elles doivent donc être utilisés avec modestie, en prenant garde de ne pas perturber ceux qui sont plongés dans la prière ou dans la dévotion contemplative. »

On cherche donc, par ces chants, à promouvoir un répertoire « chaste et pieux », qui ne perturbe pas ceux qui sont dans la « dévotion contemplative ». Le but est moins ambitieux que celui de Calvin, qui n’aurait certainement pas pensé un répertoire sur des poésies sacrées bien éloignées de la Bible, destiné à être chanté en dansant, ce dont la rythmique enjouée des chants témoigne clairement. On discerne toutefois des préoccupations similaires quant à la volonté de faire chanter hors du cadre de la liturgie des chants qui élèvent.

La question de l’incarnation physique de la louange est rarement évoquée en protestantisme, et je n’ai pas lu de texte de Calvin qui en fasse mention. Il me semble pourtant que c’est un aspect important de la musique cultuelle : une religion qui se réclame d’une absence de dissociation entre la chair et l’esprit ne pourrait se satisfaire d’un culte qui exclue toute corporalité. Le protestantisme, pourtant, ne fait que peu de place à l’incorporation de la foi que constitue le geste liturgique, vite considéré comme un artifice superstitieux. Pourtant, presque toutes les religions incluent une pratique corporelle : méditation bouddhiste, prosternation et ramadan musulmans, ou encore signe de croix, processions, et jeûne quadragésimal catholiques. La seule incarnation qui reste au protestant réside dans le chant, ce qui explique peut-être la très grande importance qu’il prend lors du culte. Le chant est le seul moment des célébrations ou le corps résonne de concert avec l’entendement, où le croyant respire, vibre, verbalise, sent, et se laisse traverser par le souffle.


[1] Viret cité par Reymond

[2] (42)

[3] 1524, traité Grund und Ursach der Neuerungen

[4] Calvin 1536

[5] « Dis-moi, je t’en prie : ne te paraissent-ils pas semblables à ce rossignol, tous ceux qui, conduits par un certain instinct, chantent bien, c’est-à-dire en mesure et d’une voix agréable, mais qui, interrogés sur les nombres ou sur les intervalles des sons aigus et des sons graves, ne peuvent pas répondre ? […] Que dire de ceux qui les écoutent volontiers sans cette science, alors que nous voyons des éléphants, des ours, et plusieurs espèces animales s’agiter au son de la musique, les oiseaux se charmer de leur propre chant (ils n’y ont pas d’avantage extrinsèque, et ils n’agiraient pas ainsi avec tant de zèle s’ils n’y prenaient plaisir) : ne peut-on comparer ces gens à des bêtes ? […] Des hommes éminents, tout en ignorant la musique, ou bien veulent complaire à la foule, qui ne diffère guère des animaux et dont le nombre est immense […] ; ou bien, après de grand soucis, pour détendre et rétablir leur esprit, ils se réservent là avec modération un peu de plaisir. Le prendre parfois de cette manière est très raisonnable ; mais en être captif, fût-ce de temps en temps, est honteux et inconvenant. » De Musica, Livre I, 5, traduction de Jean-Louis Dumas dans Saint Augustin, Oeuvres I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, pp. 560-561.

[6] Föllmi p 485

[7] Calvin 45

[8] Bucer 41

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