« Pour les gens joyeux » : Le Paradis et la Péri de Schumann

Le Paradis et La Péri est une œuvre résolument lumineuse et optimiste. Avec des mots plus spirituels que religieux, qui revêtent les habits d’un conte oriental et d’une musique romantique allemande, elle incarne une aspiration universelle : que l’être vivant, même douloureusement séparé de ce à quoi il aspire le plus, ne soit jamais un cas désespéré ! Cette première œuvre pour orchestre, soli et chœur sera suivie de plusieurs autres grandes fresques, oratorios, ballades, opéra, scènes ou poèmes dramatiques inclassables, dont aucune n’est à ce point tournée vers la lumière.

Thomas Moore, auteur proche du Byron adoré de Schumann, écrit un roman orientalisant, Lalla Rookh, qui met en scène plusieurs contes à la manière des Mille et une nuits. Une princesse s’ennuie d’un long voyage, qu’un conteur hors pair vient agrémenter de quatre récits : Le Prophète voilé de Khorassan, que Schumann avait pensé pouvoir mettre à profit pour un livret d’opéra, Les Adorateurs du feu, La lumière du harem, et Le Paradis et la Péri. Le compositeur découvre le texte au mois d’août 1841, dans une traduction de son ami de jeunesse Emil Flechsig[1].

Il est séduit par ce conte en forme de rêverie poétique orientale, à la fois féérique et spirituel, et ébauche un projet musical à la suite de sa lecture. Il compose finalement la partition en 1843, et l’achève à l’été : « Vendredi dernier, j’ai achevé mon Paradis et la Péri, mon travail le plus important, et aussi, je l’espère, le meilleur. […] L’histoire de la Péri est comme écrite pour la musique. L’idée du tout est si poétique, si pure que j’en fus entièrement enthousiasmé ». L’œuvre est créée sous la baguette du compositeur, qui dirige pour la première fois une pièce de grande envergure, au Gewandhaus de Leipzig, en décembre 1843. Plus compatible avec l’esprit Biedermeier que la majorité des œuvres dramatiques de Schumann, elle remporte, malgré quelques critiques sur sa forme ou son livret, un succès important. Elle est jouée à travers toute l’Europe et à New York dans les années qui suivent, et est éditée par Breitkopf et Hartel dès 1845.

Indétermination de genre

Die Peri, génie perse ailé, est genrée au féminin… comme Gott l’est au masculin, de façon un peu réductrice. Elle mériterait le neutre Das, sa quête étant celle de tout être vivant. Le genre de l’œuvre de Schumann est aussi flottant que celui de la péri : il s’agit d’un oratorio qui flirte avec l’opéra, la cantate, n’est ni vraiment sacré ni vraiment profane. Schumann se sent à cet égard novateur, bien qu’il ne le soit pas exclusivement. En effet, l’oratorio-cantate en langue vernaculaire est un genre national bien établi dans les territoires germaniques, depuis Schütz, Buxtehude, puis Bach, ou encore Haydn. Dans les années 1840-41, Loewe (Johann Hus) et Marschner (Klänge auss Osten) participent de ce renouveau juste avant Schumann. Ce dernier est particulièrement enthousiasmé par l’œuvre de Marschner, qu’il trouve d’un « genre nouveau », celui qu’il recherche pour sa Péri : « Je suis plongé dans un grand travail, le plus grand que j’ai entrepris jusqu’ici. Ce n’est pas un opéra, mais c’est un ouvrage d’un genre tout à fait nouveau, je crois, pour le concert. » Son oratorio est mi-profane, mi-religieux, « pas pour l’église, mais pour des gens joyeux ».

La forme en trois parties choisie par Schumann, et nettement suggérée par le texte de Thomas Moore, n’est pas celle de l’oratorio traditionnel, dont les deux parties pouvaient encadrer une homélie. Le ténor solo, qui chante le plus souvent en récitatif, tient en revanche le rôle du narrateur, qui se nomme testo ou historicus dans l’oratorio sacré. La découpe en numéros est également conservée, mais ceux-ci s’enchaînent de manière parfaitement fluide, comme dans l’oratorio de Marschner que Schumann appréciait tant. Cette continuité inhabituelle dans un oratorio a fait l’objet de critiques, mais était souhaitée et revendiquée par Schumann : « Je voudrais notamment attirer votre attention sur deux reproches qui m’ont été faits ici – le manque de récitatifs, et la juxtaposition continue des morceaux musicaux. Ils m’apparaissent à moi justement comme une qualité de ce travail et un véritable progrès formel. »

La recherche de continuité au sein de vastes formes est au cœur du travail des compositeurs germaniques depuis le début du XIXème siècle, mais elle avait jusqu’alors surtout concerné l’opéra en langue allemande, dont Hoffmann, Weber, puis Marschner et Wagner sont les chantres. La dramaturgie de Schumann s’en distingue : non scénique et purement musicale, elle est davantage proche de celle des opéras de Schubert, nombreux mais peu connus. Chez Schubert, une suite de chœurs dessine le canevas dramatique et musical, tandis que Schumann tisse sa trame à partir de moments solistes dont la vocalité s’apparente au lied. L’écriture vocale soliste, y compris lorsqu’elle exprime des sentiments aussi intenses que la mort d’amour (ou plus exactement d’un amour qui va jusqu’à la mort) du 2ème acte, reste proche du lied et n’a que peu de choses en commun avec la Liebestodt wagnérienne. Les récitatifs du narrateur ne viennent pas davantage rompre cette continuité : Schumann manie le lied-récitatif à merveille, dans ses pièces chorales autant que dans certains de ses Lieder, comme en témoigne le glaçant Ich hab im traume geweinet du cycle Dichterliebe. Cette trame soliste est émaillée de très beaux chœurs, souvent verticaux, comme le dramatique n°6, parfois fugués, comme le finale de la première partie. Par ailleurs, le motif originel descendant, qui figure peut-être le paradis perdu et la chute, que l’on entend au tout début de l’œuvre, puis de façon récurrente dans presque tous les numéros, constitue un important facteur d’unité.

L’ailleurs : un universalisme, pas un exotisme

Le Paradis et la Péri est un conte initiatique et féérique, un märchen, qui relie l’œuvre au Märchenoper tel qu’il a été développé par Mozart (Zauberflöte), Hoffmann (Undine), Weber (Obéron), Marschner (Hans Heiling), ou Wagner (Die Feen). La péri, qui peut aussi être appelée pari (Pari-banou dans les Mille et une nuits), est un personnage féérique, un génie issu de la mythologie perse, que son périple mettra ici en présence d’autres êtres surnaturels, tels que les génies du Nil. Les œuvres chorales ultérieures de Schumann mettent également en musique des moments féériques : Ariel dans le 2ème acte des Scènes de Faust, l’appel de la fée des Alpes dans Manfred, dans le Pèlerinage de la rose. Schumann caractérise toujours ce merveilleux de manière discrète, à travers une orchestration légère et plus aérienne que de coutume : dans le n°2, la Péri est accompagnée de cordes légères et de flûtes, dans le n°9, de grands accords de harpe la soutiennent lorsqu’elle croit avoir trouvé un présent digne du paradis. La harpe est un instrument très peu utilisé par les contemporains de Schumann, qui en fait largement usage, de façon très inhabituelle, dans ses grandes pièces dramatiques féériques, notamment dans la très belle ballade Des Sängers Fluch. La Péri reprend au n°11 l’air qu’elle avait chanté au n°2, avec un orchestre staccato en rythme pointés, une petite flûte aérienne… La caractérisation est efficace et reprend des topoï de la féérie musicale, mais elle est discrète et non récurrente. Schumann aurait pu poudrer l’œuvre entière d’instants féériques de ce type, il ne l’a pas fait. Ce choix n’est pas qu’un choix de sobriété, et rejoint sa manière distante d’évoquer l’ailleurs.  

L’Orient est pour les romantiques une source privilégiée de poésie comme de pensée, comme en témoignent le Divan occidental-oriental de Goethe ou Les Orientales de Hugo. De même, ce ne sont pas les couleurs locales pittoresques de l’exotisme qui attirent Schumann, mais ce que l’Orient peut apporter d’essentiel et de poétique à l’imaginaire occidental. Il avait été frappé par le fait que les commentaires qui accompagnent le Divan de Goethe évoquent une parenté entre les écrivains orientaux et Jean-Paul Richter, le poète adulé de ses jeunes années. Les traits orientaux évocateurs du texte de Moore sont légèrement lissés dans le livret, qui reste cependant très proche du texte original, lequel convoque, lors de l’arrivée de la Péri en Inde, des vents parfumés, des expériences olfactives teintées de santal et d’épices, une abondance de pierres corail, ambre ou diamants étincelants, un soleil brûlant qui teinte de reflets d’or les cours d’eau. Cet Orient n’est pas prétexte à une musique de « turquerie », caractérisée par la petite flûte, les cymbales et la grosse caisse chez Mozart ou Weber, pas davantage qu’au développement de mélopées évocatrices des lointains. La découverte de l’Inde dans le quatuor vocal n°5 est parée de vents discrets, de trilles, de fusées de cordes, tandis que l’arrivée dans les parterres de fleurs et de fruits de la Syrie, du Liban et du Jourdain au n°21 n’est pas réellement soulignée.

On a beau chercher, il n’y a pas d’exotisme pittoresque sous la plume du compositeur : sous des vêtements orientaux, les affects mis en œuvre par Schumann ont vocation à avoir une portée universelle. Schumann choisit donc de mettre en musique un conte oriental, avec une musique qui n’évoque pas l’Orient. Ce faisant, il évite de rattacher son œuvre au « nous » qui émanerait d’un récit dont le cadre serait l’Occident et la musique germanique, comme de la rattacher au « eux » qui se dégagerait d’un récit perse mis en musique avec tout l’attirail de la couleur locale. Un récit perse avec une musique germanique, pointe le « eux » autant que le « nous », c’est-à-dire le « tous ».

« Faute » et « rédemption » : un état et une quête

La culpabilité et la rédemption sont probablement pour Schumann des interrogations existentielles et universelles. Le sujet de la faute, présent dans Le Paradis et la Péri pour la première fois, hante les œuvres dramatiques de Schumann – et sera obsessionnel dans celles de Wagner. Il est cependant rare que la faute soit précisément nommée. Dans les autres œuvres de Schumann, la faute, même inconnue, est celle d’un homme à l’encontre d’une femme : dans l’opéra Genoveva, Golo est un félon tourmenté qui lève les yeux vers la femme de son père symbolique, dans Manfred, le personnage éponyme cherche la rédemption pour une faute si lourde qu’aucune puissance au monde n’est en mesure de la lui apporter, sans parler de Faust, pénitent définitif. Dans le Paradis et la Péri, c’est un peu différent : si la recherche de rédemption constitue la trame de l’oratorio, elle ne fait pas suite à un « acte » fautif. On ne sait pas ce qui a chassé les péris du Paradis, dont l’espèce semble être ontologiquement séparée de cet Eden : « À la porte du paradis se tenait une péri, inconsolable (…) elle pleurait d’être exclue de ces prairies, à voir sa race coupable. » Quand on sait que le librettiste de Schumann était théologien luthérien, il est un peu difficile de ne pas faire le lien avec la condition humaine, paradoxalement ici portée par une espèce surnaturelle.

La péri part en quête de cette rédemption, qu’elle ne trouvera pas dans la mort sacrificielle, aussi noble et altruiste soit-elle. Ni l’héroïsme du jeune indien refusant de se soumettre à la tyrannie et mourant tête haute, ni le sacrifice d’amour de la jeune fille qui rejoint son bien aimé affligé de la peste, n’ouvriront les portes du paradis… mais les larmes de repentir d’un criminel devant un enfant en prière, au n°25. L’homme est saisi devant l’image lumineuse de l’enfant et radicalement bouleversé. Pourtant le texte et la musique, avec le renfort de l’inhabituel ophicléide, soulignent à quel point l’homme semblait avoir perdu son humanité : chacun de ses traits est décrit comme marqué par le vice et le poids des crimes. La simple vue de l’enfant, de l’espérance qu’il incarne et de la force de vie dont il est porteur, restaure son humanité.

Dans ces autres œuvres dramatiques de Schumann, la seule possibilité de rédemption est apportée par la femme idéalisée, pure, pieuse, chaste, qui peut ramener l’homme vers le divin, aussi ardu que soit le chemin, ainsi que le peintre Caspar David Friedrich le met en scène dans sa toile Matin sur le Riesengebirge. Cette pureté ultime se matérialise dans Le Paradis et la Péri à travers l’enfant qui prie, tandis que la transfiguration de Faust confond Gretchen, Mère, Vierge, et Reine dans un Eternel féminin. Mais Gretchen ne sauve qu’elle-même, et Genoveva ne sauve pas davantage Golo qu’Astarté ne sauve Manfred, bien qu’elle seule en ait la possibilité. Le Paradis et la Péri est donc la seule œuvre où ce ne soit pas un homme qui soit en quête de rédemption et une femme en capacité de la lui apporter, mais surtout la seule où la rédemption soit accordée, dans un solo de cor magnifique et une longue plage de musique instrumentale dépouillée, au moment de la chute de la larme de l’être criminel bouleversé. Le moment crucial de cet oratorio est donc portée par l’orchestre et non par la voix, la musique seule ayant ici puissance pour exprimer ce qui dépasse les mots.


[1] Emil Flechsig et Schumann, qui se connaissent depuis l’adolescence, étaient « colocataires » lorsque Schumann étudiait le droit et Flechsig la théologie, dont il fera profession.

Pour citer ce texte : Constance Luzzati, Pour les gens joyeux : Le Paradis et la Péri de Schumann, Starting Blocks d’Insula orchestra, mai 2025, https://constanceluzzati.com/index.php/2025/06/23/pour-les-gens-joyeux-le-paradis-et-la-peri-de-schumann

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